Essentiel méthodologique : Qu’est-ce que l’analyse systémique d’un espace ?

Démarche théorique et méthodologique à la fois, la systémique peut être considérée comme une métathéorie qui, à partir des années 1960, a fertilisé les réflexions disciplinaires de presque tous les domaines scientifiques, des sciences naturelles aux sciences de l'ingénieur, ainsi que les sciences humaines et sociales, et notamment la géographie et l'aménagement.

Le point de départ de la systémique et le concept de système. En extrême synthèse, J. de Rosnay (1975) définit un système comme "un ensemble d'éléments interdépendants, liés entre eux par des relations telles que si l'une est modifiée, les autres le sont aussi et par conséquent tout l'ensemble est transformé".

Plus précisément, le concept de système se base sur un certain nombre de paradigmes  (Walliser 1977, Le Moigne 1977) :

Holisme, complexité et organisation– Un système est une entité complexe, constituée d'un ensemble d'éléments. Mais il est plus que la simple somme de ses éléments (holisme), car les éléments sont en interaction, et c'est cette interaction qui permet la cohérence et l'organisation du système. Cette première complexité, dite structurelle, est couplée à un second type de complexité, due aux niveaux multiples d'organisation. Tout élément d'un système est à son tour un système en soi-même ; il répond donc à ses propres règles d'organisation (celles qui organisent ses composantes internes) tout comme aux règles d'organisation du système auquel il appartient. L’approche multi-scalaire de l’analyse géographique (cfr, section…) est précisément une réponse au besoin de prendre en compte l’emboitement des niveaux d’organisation des systèmes territoriaux.

Un ensemble en rapport réciproque avec son environnement– Les systèmes réels sont rarement fermés. Ils sont conditionnés par leur environnement (c'est-à-dire tous les éléments externes au système, mais en relation avec lui) et agissent sur lui.

Un ensemble subissant des modifications dans le temps– La structure d'un système est le résultat d'une évolution de système et, même si les systèmes possèdent une certaine stabilité, ils sont susceptibles d'évoluer sous la pression des changements de leur environnement.

La démarche systémique vient en complément de la démarche analytique classique de type cartésienne. Celle-ci réduit le fonctionnement des phénomènes aux éléments qui les composent. Cette démarche plus classique a fondé l’essentiel des approches « sectoriels » à la ville, où les éléments transport, logement, espaces publics, activités économiques, etc. étaient étudiés l’un indépendamment de l’autre. Mais le caractère « réductionniste » de la démarche constitue un appauvrissement des phénomènes étudiés et conduit à une mauvaise compréhension de ceux-ci, pouvant engendrer des effets pervers notamment dans les préconisations sectorielles auxquelles il parvient. 

La démarche  systémique incorpore les composantes majeures qui contribuent au fonctionnement du phénomène, mais aussi les interrelations entre ces différentes composantes. En ce qui concerne les politiques urbaines, les approches relevant du développement durable, faites propres en France par la loi d’Orientation sur l’Aménagement et le Développement Durable du Territoire (LOADDT) de 1999 et par loi Solidarité et Renouvellement Urbain (SRU) de 2000, rendent incontournable une vision systémique des interrelations entre questions environnementales, urbanistiques, économiques et sociales au sein de la ville.

En réalité, l’analyse systémique peut s’appliquer au fonctionnement de tout système spatial, indépendamment de son étendue : une place, un quartier, une ville, une région, un pays ou le monde tout entier peuvent être analysés à condition de pouvoir les définir en tant que système. Nous verrons, dans ce qui suit, les principales phases méthodologiques de l’approche systémique.

Schématiquement l’analyse systémique s’effectue en 2 phases (en réalité des allers-retours fréquents sont nécessaires entre ces deux étapes) :

- La délimitation du système et la recherche de ses éléments constitutifs..

- Une analyse des interrelations entre les différents éléments ainsi que de leur nature permettant d’avoir une vision d’ensemble du fonctionnement du système.

La délimitation et l’entitisation du système.

Le système doit-être borné, c’est-à-dire qu’il y a une frontière entre les éléments qui appartiennent au système et les éléments qui n’appartiennent pas au système. Cette délimitation est à la fois spatiale (seulement les éléments internes à un certain périmètre géographique font partie du système) et thématique (seulement les éléments se référant à certaines phénomènes sont concernés dans la définition du système). On pourrait ainsi se poser l’objectif de définir le système reliant urbanisation, transports et environnement dans le périmètre d’une aire métropolitaine donnée. L’hypothèse de travail dans la délimitation du système est que les relations qui lient les éléments se référant à ces thématique à l’intérieur de l’espace étudié sont plus fortes (et assurent par là une certaine cohérence du système) que celles qu’elles nourrissent avec d’éléments localisés dans d’autres espaces ou d’éléments appartenant à d’autres thématiques au sein du même espace. Cependant, les éléments qui sont extérieures au système (d’un point de vue géographique et/ou thématique) peuvent influencer le fonctionnement du système et interagir avec lui. Ces éléments constituent l’environnement du système étudié.

Une foi le système délimité, on procède à la mise en évidence des éléments clés, c'est-à-dire des entités qu’il faut prendre en compte pour comprendre ensuite le fonctionnement du système. Cette partie relativement analytique est appelée entitisationen langue anglaise. L’entitisationpeut également être conduite en plusieurs étapes : d’abord la mise en évidence de grands éléments relativement génériques (ex. l’offre de transport, la structure urbaine, la demande de mobilité, etc.) ensuite, la recherche d’éléments plus précis d’un point de vue géographique et/ou thématique (ex. l’offre de stationnement en centre ville, l’offre de parkings relais en bordure d’agglomération, etc.). Clairement, dans l’optique de parvenir à une description simplifiée du système, il faudra être sélectif dans la recherche des composantes du système, pour porter l’attention sur les seuls éléments clés.

Les interrelations entre les composantes.

Les éléments du système sont inter-reliés. Les interactions entre les différents éléments structurent le système, la structure du système étant précisément l’ensemble des éléments et des relations essentielles et durables. En première approximation, le fonctionnement du système est régi par ce sous-ensemble de relations clés. La structure fonctionne selon une dynamique, dépendant de la nature et de l’intensité des interrelations.  On peut ainsi mettre en évidence des relations de cause à effet, des rapports de coordination/subordination, des échanges de matière, d’énergie et d’information, de transfères financiers, etc. Ces relations peuvent-être  symétriques ou non. Elles peuvent également exister dans le deux sens mais être d’intensité différente. Finalement, c’est le chainage complexe d’éléments par le biais de relations de nature différente et variée qui rend compte du fonctionnement du système. Les boucles d’interactions, directe ou indirecte, entre éléments ont un rôle particulier dans le fonctionnement systémique.

   

Fig. VI 6 :

Les interrelations

 

 

L’interaction est directe quand deux éléments s’influencent mutuellement et sans intermédiaires. L’interaction est indirecte si elle dessine un parcours circulaire de relations entre plus de deux éléments. Dans une boucle d’interaction chaque élément rétroagit sur les autres. Un exemple de rétroaction indirecte est, sous certaines conditions, la relation  entre l’offre d’infrastructures de transport, les structures urbaines, les flux de trafic et la demande sociale de nouvelles infrastructures. Une nouvelle offre de transport pour décongestionner les infrastructures existantes peut permettre une extension de l’urbanisation. La nouvelle structure urbaine fait augmenter les flux de trafic (allongement des distances parcourues dans une ville plus étendue) parvenant à nouveau à la saturation des infrastructures de transport. Cela fera monter en puissance la demande sociale pour des nouvelles infrastructures, entrainant un nouveau développement des réseaux de transport …

Cette boucle d’interaction entre phénomènes (causalité circulaire) est qualifiée de « positive » dans la mesure où elle parvient à une amplification croissante des éléments du système qu’y participent. Dans les systèmes réels, toute boucle positive qui ne trouve pas, à un moment ou à un autre un frein à son développement est destinée à compromettre à terme la durabilité du système, pouvant se traduire par des phénomènes de type « catastrophe » (transformation soudaine de la structure du système par disparition/émergence d’éléments et de relations, résultant dans un nouveau fonctionnement systémique ou dans la disparition même du système).

Pour assurer sa sauvegarde, et finalement une certaine stabilité de fonctionnement dans le temps, le système possède alors des boucles d’interactions négatives, dans lesquelles l’augmentation de certains éléments permet d’accroitre les freins à leur propre croissance future.

La longévité d’un système est précisément sa capacité à perdurer dans le temps. Souvent les systèmes doivent faire face à des perturbations provenant de leur environnement. Leur longévité est alors liée à la notion de résilience du système. Un système résilient  est un système qui s’adapte aux perturbations de l’environnement. Il peut dans un premier temps subir des transformations profondes mais, si ces transformations ne dépassent pas certains seuils (disparition irréversible d’éléments, etc.) le système est capable de retrouver un nouveau équilibre de fonctionnement, même si parfois différent de ce qu’il avait avant. Le système peut ainsi survivre, en acceptant un certain degré de transformation. L’analyse des mécanismes de résilience permet d’avoir une meilleure connaissance du fonctionnement systémique.

Des dimensions spatiales et temporelles multiples pour le fonctionnement des systèmes.

La prise en compte de la dimension temporelle dans le fonctionnement des systèmes est essentielle pour comprendre son fonctionnement et son évolution. Les systèmes analysés par le géographe et l’aménageur ont néanmoins une seconde dimension essentielle à leur fonctionnement : l’espace. L’espace n’est pas seulement important pour délimiter le système, il structure également le fonctionnement interne du système. Dans ces systèmes, dits spatiaux,  l’espace et ses propriétés constituent des éléments et/ou des relations clés. La forme d’une place et la configuration rues/place sont ainsi des éléments à part entière du système place, qui interagissent avec la perception de la part des usagers, les flux qui la traversent et les activités que s’y localisent. L’analyse multi scalaire permet de voir la répartition spatiale du phénomène mais aussi de mettre en valeur des éléments qui sont propres à chaque échelle spatiale. L’analyse du fonctionnement d’une place à l’échelle métropolitaine ne va pas mettre en avant les mêmes éléments qu’une analyse à l’échelle du quartier.

L’analyse temporelle se base sur une analyse historique passée mais aussi sur une analyse « actuelle ». C’est-à-dire que le fonctionnement du phénomène est fonction de son histoire, mais aussi des rythmes saisonniers (été/hiver), hebdomadaires (semaine/week-end) et journalier (jour/nuit). Par exemple, le fonctionnement des places est fonction des différentes périodes historiques qui ont marqué la ville,  mais il est aussi fonction de la période de l’année : la période estival est permet pour certaine place de voir leur affluence nocturne augmenter par rapport à la période hivernale. Il existe deux méthodes d’analyse différentes : la démarche analytique et la démarche systémique.

L’analyse systémique et la modélisation

Tout système réel, pour être décrit, analysé et communiqué, nécessite d’un modèle de système. De ce point de vue, il ne faut pas confondre le système avec le modèle qui le décrit.

Plusieurs techniques de modélisation s’offrent pour la description d’un système. Tous les modèles se basent sur une simplification du réel (entitisation et recherche des relations clés sont les premières phases d’une démarche de modélisation de système). Ce qui les différencie est leur degré de formalisation.

La description textuelle est ainsi le premier et le plus simple des modèles. Le langage avec son lexique et sa syntaxe constitue alors le formalisme du modèle. Le croquis spatial est un autre modèle relativement simple du système, ayant pour avantage la possibilité de traduire, par l’agencement des éléments sur la feuille de papier, certaines relations spatiales essentielles à la compréhension du système. Par ailleurs, la carte peut constituer en soi un modèle de système représentant de façon rigoureuse tant les agencements que les rapports de distance et de surface. La carte nécessite cependant souvent d’adapter aux besoins d’une description systémique les conventions de représentation et de sémiologie graphique qui la caractérisent.

Le diagramme sagittal constitue un troisième type de modèle qualitatif de système. Son formalisme consiste dans une série de symboles (ou de cercles contenant du texte) représentant les éléments du système, et dans des arcs qui les relient, représentant les relations entre les éléments. Différentes conventions graphiques (symboles, codes couleur, graphisme des traits, orientation des arcs par des flèches, etc.), expliquées dans une légende, permettent de saisir les spécificités des différents éléments et types de relations. La structure générale du système, avec la présence d’éventuelles boucles d’interactions, est rapidement saisie dans ce type de modélisation. Le modèle peut ainsi inclure plusieurs dizaines d’éléments et de relations sans trop perdre en lisibilité. En revanche, les relations spatiales, facilement représentables dans un croquis, doivent être attentivement traduites par des éléments et/ou des relations spécifiques.

Le diagramme sagittal constitue un modèle conceptuel du système particulièrement approprié pour une analyse qualitative de son fonctionnement. Bien évidemment, dans un but de prédiction et/ou de simulation quantitative, d’autres types de modèles, beaucoup plus formels doivent être envisagés. Les modèles à base d’équations mathématiques (déterministes ou probabilistes) et les modèles à base d’algorithmes informatiques (pouvant traduire autant des équations mathématiques que des règles d’interaction plus qualitatives) constituent deux options de modélisation particulièrement rependues dans les domaines de la géographie et de l’aménagement du territoire.

La pluralité de modèles possibles pour un même système ne doit pas surprendre. Elle dérive par des choix différents à la fois en termes de délimitation spatiale et thématique du modèle, en termes d’éléments et de relations sélectionnées et, finalement, en termes de technique de modélisation. Ces choix dépendent essentiellement des objectifs de la modélisation (compréhension, communication, simulation, prévision) mais également de certaines contraintes internes au processus de modélisation. Certaines techniques de modélisation quantitative (notamment celles à base d’équations mathématiques) imposent ainsi une plus grande simplification du fonctionnement du modèle (en terme d’élément et de relations clés retenues) par rapport aux modèles purement qualitatifs. Elles permettent en revanche davantage de précision et surtout la possibilité de simuler le comportement du modèle suite à la variation de certains éléments et/ou relations.

   

Fig. VI 7 :

La ville en bord de mer : plusieurs modèles possibles