La place dans le tissu urbain environnant

L’analyse du tissu urbain autour de la place permet de caractériser le contexte urbain de cette dernière à une échelle encore plus fine. D’autres champs et d’autres réseaux, de portées beaucoup plus locales seront alors mobilisés pour situer la place à cette échelle d’analyse. Le tissu urbain est une métaphore qui fait référence au tissage que l'on retrouve dans le textile ou à la biologie. D’après Ph. Panerai, dans une ville, cette image fait référence à l'imbrication de trois ensembles :

-Le réseau des voies (et des autres espaces publics) : cette partie regroupe les caractéristiques des rues, leur agencement, la manière de converger vers la place, la connexion avec d’autres éléments importants de la ville (espaces publics, équipements particuliers) ;

-Les découpages fonciers : ceux-ci témoignent de l’organisation originaire des structures socio-économiques du territoire et notamment de l’histoire urbanistique des ilots qui entourent la place, ayant des implications importantes sur les caractéristiques des bâtiments, sur l’agencement entre bâti et espace vide au sein des parcelle, etc.

-Les bâtis : c’est la partie « en dur » de la ville, faite de constructions aux caractéristiques physiques et architecturales diverses, mais également de fonctions et d’usages fort différents.

Les analyses conduites dans le cadre de ce module privilégient la clé d’entré du réseau de voies et des autres espaces publics urbains, complétée par la prise en compte du découpage foncier. L’analyse du bâti fera l’objet des analyses du module sur la composition (en ce qui concerne leurs caractéristiques physiques) et sur les fonctions (en ce qui concerne les fonctions abrités).

Il faut souligner la capacité d’évolution de ces trois éléments du tissu urbain au cours de l’histoire, mais aussi celle à conserver les traces du passées. Plus particulièrement, les réseaux de voies et les découpages fonciers ont une inertie temporelle bien supérieure à celle des bâtiments. C’est ainsi que des nombreuses places en cœur de ville se retrouvent entourés de bâtiments relativement récents s’alignant néanmoins sur un réseau d’espace publics bien plus ancien et respectant souvent même le parcellaire originaires des époques précédentes.

La place dans le réseau de voies et des autres espaces publics    

La place est un espace public qui ne peut pas être conçu indépendamment des autres espaces publics qui lui sont liés. À une échelle hectométrique, le contexte urbain d’une place est ainsi d’abord celui des autres espaces publics qui l’environnent et qui contribuent à définir le tissu urbain autour de la place.

Des systèmes de deux ou trois places interconnectées constituent des configurations particulières, quoique existantes dès l’antiquité (le complexe des forums à Rome) et le moyen-âge. Ils permettent de définir un espace d’hyper-centralité urbaine marqué par un tissu urbain plus airé au sein d’un espace relativement plus dense. Un bâtiment (souvent public) ou un ilot bâti et des connexions piétonnes directes (tronçon de rue, passage vouté, escalier si les deux places sont à des niveaux différents) constituent à la fois l’élément de séparation et le trait d’union entre deux places. Les binômes place-jardin public sont une nouveauté du baroque et de la période néo-classique permettant des ouvertures encore plus vaste dans le tissu urbain, normalement à la périphérie de la vieille ville. La place du Popolo et le jardin du Pincio à Rome ainsi que la place de la Comédie et le jardin du Champs de Mars à Montpellier marquent ainsi des vastes hiatus au sein du tissu urbain environnant. Dans la mesure où chaque espace public interconnecté garde sa propre spécificité morphologique (par une délimitation claire) et fonctionnelle (place civique et place de marché, place et jardin, etc.), l’interconnexion rapprochée permet à chaque élément de bénéficier d’une partie de la fréquentation des autres, renforçant globalement la vitalité et l’attractivité de l’ensemble.

Au-delà de ces exemples particuliers, toute place est interconnectée à un réseau de voies plus ou moins maillé et plus ou moins régulier. Le rapport entre la place et les rues environnantes est ainsi essentiel pour caractériser le contexte urbain à l’échelle la plus fine de notre analyse. L’animation que connait une place dépend largement des axes de communication qui la traversent ou qui passent à proximité. Il faudra à cet effet considérer l’ensemble des rues autour de la place, indépendamment du fait qu’elles débouchent ou non sur cette dernière. L’attention sera portée d’abord sur les rues principales, structurant les quartiers autour de la place, mais devra ensuite prendre en considérations également les rues plus petites qui assurent éventuellement des connexions avec les rues principales ou les autres espaces publics.

Dans les villes de fondation romaine (module sur l'Histoire) le forum se situe toujours à la proximité immédiate du croisement du Cardo et du Decumanus, sans pour autant être normalement traversé par eux. Ainsi, à Timgad comme à Pompéi, le forum se situe au sud du croisement entre les deux axes et le Cardone se poursuit pas après le forum. Des rues secondaires relient le forum aux axes principaux et permettent de diffuser finement l’attrait de sa centralité au sein des quartiers environnant.

   

Figure 2.3 :

Forum de Timgad 

 

Dans l’analyse des places du Moyen-âge, Sitte insiste sur le fait que les places centrales, sont toujours situées à proximité des principales rues commerçantes et de passage. Une place située à l’écart de ces rues est une place morte et ne remplit pas son rôle, celui de lieu de rencontre et d’échanges. En même temps, ces rues débouchent rarement sur la place et, si elles le font, y arrivent dans une extrémité périphérique et de façon coudée. La fermeture de la perspective engendrée par ces configurations a une importance capitale dans la composition et dans la perception de la place du moyen-âge (voir modules sur la composition et la perception). En ce qui concerne le rapport place-rues, l’arrivée aux extrémités de la place a pour conséquence de canaliser les flux de piétons dans les parties périphériques de la place, laissant le centre libre pour les activités (commerce, spectacles, rassemblements). Les rues qui parviennent sur les côtés des places sont ainsi des ruelles plus discrètes, moins susceptibles de perturber par leurs flux le fonctionnement de l’espace public, et définissant, comme autour du forum romain un espace urbain connecté à la place de façon très capillaire. L’axe commerçant de la via di Città / via dei Banchi contourne ainsi la place du Campo à Sienne et est connecté à elle par sept petites ruelles, possédant chacune une orientation particulière. Plus au sud, une petite ruelle assure la connexion avec la place du marché. L’hôtel de ville, avec sa double devanture, assure également l’interface entre les deux place. 

   

Figure 2.4 :

Plan piazza del Campo à Sienne 

 

 

   

Figure 2.5 :

Place Vendôme à Paris


 

 

 

   

 

Figure 2.6 :

Place de la Bourse à Bordeaux

 

L’arrivée d’une grande artère urbaine en plein milieu de la place est une solution qui se généralise à partir de l’âge baroque. Normalement l’axe débouchant sur la place utilise le côté opposé de la place comme fond de perspective à mettre en valeur (comme dans le cas de la place et de la route royale à Nice et de la rue Héré et de la place Stanislas à Nancy).

Plus rarement, la place est traversée entièrement par cet axe perspectif (comme dans le cas de la place San Carlo traversée par la rue de Rome à Turin, ou de la place Vendôme traversée par la rue de la Paix / rue de Castiglione à Paris).

La place Stanislas à Nancy est en réalité à la fois conçue par rapport à l’axe prospectif central débouchant sur le bâtiment monumental (l’hôtel de ville), et traversée perpendiculairement à cet axe prospectif par un second axe urbain.

Ces dispositifs permettent d’élargir l’environnement visuel de la place, car des éléments éloignés du paysage urbain ou naturel peuvent être pris en ligne de mire à partir de la place, contribuant à sa perception. Une autre configuration mise au point à partir de l’âge baroque est celle de constituer une place qui est sur trois côtés fermée (ou presque) aux rues définissant le tissu urbain, tout en étant délimité par un grand axe routier traversant sur le quatrième côté. La place Matteotti à Gênes, délimité par les trois ailes du palais ducal et traversée par la rue de la cathédrale, est un bon exemple de cette configuration, tout comme la place de la Bourse à Bordeaux, qui s’ouvre à l’est sur les quais de la Garonne et est marquée également par la convergence de deux rues sur le côté opposé.

   

Figure 2.7 :

Place Stanislas à Nancy

 

L’urbanisme du XIXème siècle proposera des nouvelles configurations, encore plus éloignées du modèle ancien et médiéval. Des places correspondant à des ilots ou a des demi-ilots non bâtis au sein d’un plan en damier sont caractérisées par des rues traversant la place le long de ses cotés. Cette configuration est très répandues dans les villes américaines (où l’espace public central est souvent végétalisé et devient un square plus qu’une place), mais se retrouve également dans le cas de villes européennes conçues à partir d’un plan à damier plus ou moins régulier (Barcelone, Lyon, Turin, Nice). A Nice et à Turin, seulement les places de quartiers présentent cette configuration. L’avantage de ces places est leur insertion relativement aisée dans un plan d’urbanisme unificateur, l’inconvénient est clairement l’effet de barrière que la circulation peut engendrer entre l’espace public central et les activités dans les bâtiments bordant la place. 

   

Figure 2.8 : 

Place des Terreaux à Lyon (place en îlot non bâti dans le cadre d’un plan en damier) 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 
       

 

   

Figure 2.9 :

Place Wilson à Nice 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Une seconde configuration place/rue proposée par l’urbanisme du XIXème siècle est la convergence en étoile de plusieurs axes urbains sur le centre de la place, configuration typique de l’urbanisme haussmannien. Cette configuration permet d’ancrer la place dans les flux de mobilité urbaine, avec le danger de transformer le centre de la place en simple espace de circulation et de réduire l’espace public aux seuls abords des bâtiments, espace public à son tour interrompus par les flux de circulations des axes débouchant sur la place. Encore plus que la place baroque, la place haussmannienne peut intégrer dans son contexte urbain des nombreux éléments visuels en bout de perspective (souvent des architectures ou d’autres places en étoile). De surcroit, le tissu urbain de référence dans lequel elle s’insère est fait de vastes ilots triangulaires, très allongés et bordés par des grands boulevards délimités par des places-carrefours. La place perde en revanche sa capacité à être perçue comme espace surfacique bien délimité au sein de ce tissu urbain, ainsi qu’une bonne partie de son valeur d’usage en tant qu’espace de « pause » au sein de la ville. Si la place ne prend pas des dimensions démesurées par rapport aux bâtiments qui la bordent et si les axes urbains ne sont pas prolongés pour la traverser, mais trouvent toujours un bâtiment pour leur fermer la perspective, la place carrefour du XIXème peut garder une ambiance très urbaine et être perçue comme espace bien délimité, comme le montre le cas heureux de la place Cordusio à Milan. 

   

Figure 2.10  :

Place en étoiles (place de la Nation à Paris)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

   

Figure 2.11 :

Place Cordosio à Milan

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’urbanisme de dalle de l’après-guerre revient formellement sur des configurations places-rues qui évoquent la situation de la place au moyen-âge. Protégée des flux de circulation routière, qui sont souvent mis en sous-sol à l’approche de la place, cette dernière est accessible uniquement par des cheminements piétons, aux formes les plus variées. Ce qui manque en réalité est la connexion rues principales – rues secondaires – place qui caractérisait le contexte de la place au moyen-âge. Les places modernes sont ainsi caractérisées par une toute autre séquence d’espaces publics, marquées par la rupture de charge dans la chaîne de déplacement : circulation automobile sur les axes routiers - stationnement automobile (éventuellement en sous-sol) - accès piéton à la place – place. De surcroit, le tissu urbain dans lequel la place s’insère est souvent un tissu urbain d’exception, normalement discontinu (les bâtiments ne sont plus mitoyens comme au moyen-âge) mais en tous cas spécifique au quartier de la place et très différents de celui des quartiers environnants. 

   

Figure 2.12 :

Place de la Défense à Paris 

 

 

La place dans les découpages fonciers environnants.

 

Conjointement au réseau de voies et d’espaces publics, les découpages fonciers contribuent à définir les caractéristiques du tissu urbain autour de la place. Les découpages fonciers peuvent être analysés à l'aide de plans cadastraux. Ces découpages sont constitués de parcelles de propriété foncière plus ou moins homogènes, inter-reliées par des espaces publics (ne constituant pas des parcelles appropriées dans le cadastre). La forme des parcelles peut être étudiée car elle montre le type et l’histoire de l’appropriation foncière. En effet, un parcellaire dense et irrégulier, avec des parcelles bien inférieures à 500 mètres carrés présentant des côtés sur rue particulièrement courts (moins de 10 m) caractérise en général les centres-villes anciens. Au sein de ce tissu menu, des parcelles exceptionnellement grandes peuvent correspondre à des propriétés ecclésiastiques, à des demeures seigneuriales où à des bâtiments publics (hôtel de ville). Il n’est pas rare qu’une place soit spécifiquement conçue à l’interface entre ces éléments et le reste du tissu urbain plus ordinaire.

Des parcelles généralement plus grandes se trouvent dans les extensions urbaines à partir du XVII-XVIII siècle et cela pour permettre la construction autant de bâtiments ordinaires de plus grande taille, que d’équipements publics de plus en plus nombreux et spécialisés (ministères, tribunaux, musées, théâtres). La ville industrielle au XIX siècle fera englober au tissu urbain des parcelles très vastes (supérieures à l’hectare) correspondant aux besoins d’espace des nouvelles activités manufacturières et logistiques (entrepôts, gares, surfaces de triage, etc.). L’existence même de parcelles aussi vastes dans le tissu urbain témoigne d’un nouvel état de concentration du capital au sein de l’économie urbaine. En ce qui concerne le tissu résidentiel, les nouvelles extensions urbaines à partir du XVIII et du XIX sont normalement précédées d’opérations de lotissement sur les terres agricoles à urbaniser, pratique qui a caractérisé une grande partie de l’expansion résidentielle périphérique au cours du XXème siècle. Même les percées haussmanniennes à Paris ont entrainé un laborieux travail de redécoupage parcellaire des ilots bordant les nouveaux boulevards. L’objectif était de tracer des parcelles toujours perpendiculaires au nouvel axe routier et de régulariser leurs formes et leurs surfaces, pour assurer une certaine homogénéité à la nouvelle urbanisation. Les interventions haussmanniennes ont produit un mosaïquée très particulier dans le parcellaire de Paris intra-muros, car les nouveaux découpages jouxtent souvent les anciens au sein des mêmes ilots.

Le second après-guerre a été également caractérisé par l’incorporation de grandes parcelles de foncier urbain au sein de la ville. La construction de quartiers périphériques de logements sociaux s’est normalement faite sur des grandes parcelles anciennement agricoles dont la puissance publique s’était précédemment assuré le contrôle.  La même logique a régi le développement de campus universitaires, de parcs d’activités ou de grandes infrastructures de transport (aéroport, gare TGV). Plus récemment la transformation urbaine des anciennes surfaces logistiques et industrielles au sein de la ville a rarement porté au fractionnement de ces parcelles, car l’objectif a souvent été celui de faciliter des interventions de taille importante de la part de grands groupes publics ou privés. L’expansion urbaine a en même temps permis aux villes d’englober des anciens noyaux villageois, caractérisés par le même parcellaire menu et fragmenté des centres-villes anciens. Observés dans leur globalité, les espaces périphériques sont ainsi caractérisés par une grande diversité de parcellaires, qui différencient des sous-espaces aux caractéristiques parfois totalement opposées.

Différencier les sous-espaces urbains du point de vue de leur structure parcellaire permet de mieux saisir le rôle de l’espace public de la place en tant qu’interface entre les parcelles bâties. Des quartiers aux parcellaires différents parce que conçus à des époques différentes ou pour des fonctions différentes, peuvent ainsi se retrouver d’une part et d’autre de la place, permettant de mieux comprendre son rôle d’espace interface entre plusieurs quartiers (voir section sur le contexte et la composition). Dans les très grandes parcelles des cités de logements sociaux ou des espaces d’activité (quartier des affaires, zone commerciale, zone artisanale), il se peut même que la place soit définie à l’intérieur de la parcelle, lui donnant un statut hybride entre un espace proprement public (ce qui nécessiterait son exclusion de la parcelle appropriée) et un espace privé (contredit par une morphologie qui est bien celle d’une place librement accessible à partir de rues et non pas celle d’une cours privative d’un immeuble particulier).

Toute an ayant perdu sa capacité traditionnelle à structurer la disposition du bâti (par les règles d’alignement notamment), le réseau viaire continue à interagir avec le parcellaire de façon très directe. Chaque parcelle a en effet besoin d’un accès au réseau des espaces publics et ne peut pas dépasser la limite des ilots définit par ce dernier. Comme l’exemple historique de la planification urbaine de Turin, de Nice ou de Barcelone le montrent, la définition d’un réseau viaire extrêmement capillaire dans les espaces de nouvelle urbanisation, est la meilleure façon d’orienter les développements successifs du parcellaire et du bâti. Dans cette matrice urbaine ordinaire, il devient plus aisé de positionner judicieusement les grands espaces de rupture fonctionnelle et symbolique qui sont les places publiques.

 

   

Figure 2.13 :

Place d’interface entre un parcellaire menu de centre-ville ancien et un parcellaire plus airé développée au cours du XIX.