Approfondissement théorique : l’analyse typo-morphologique

La typo-morphologie est une méthode d’analyse apparue dans l’école d’architecture italienne des années 60 (S. Muratori, A. Rossi, C. Aymonino, G. Caniggia). Il s’agit d’une combinaison entre l’étude de la morphologie urbaine et celle de la typologie architecturale, à la jonction des deux disciplines que sont l’architecture et l’urbanisme. La typo-morphologie aborde la forme urbaine par les types d’édifices qui la composent et leur distribution dans la trame viaire. Plus précisément, cela consiste à penser en termes de rapports la forme urbaine (trame viaire, parcellaires, limites, etc.) et la typologie c’est-à-dire les types de construction (position du bâti dans la parcelle, distribution interne, etc.). Les types s'inscrivent ainsi dans certaines formes urbaines plus que dans d'autres. On s’intéresse ainsi particulièrement à :

La morphologie : étude de la forme urbaine dans son développement historique, à partir des éléments la constituant (le site d’implantation, le plan de la ville, le tracé des voies…).

La typologie : analyse des caractères spécifiques des composants d’un ensemble ou d’un phénomène, afin de les décrire et d’établir une classification. Dans notre cas, c’est l’étude des types d’édifices et leur classification selon plusieurs critères (dimensions, fonctions, distributions, systèmes constructif et esthétique).

Le type : Catégorie qui possède les mêmes caractéristiques urbanistiques et architecturales. La détermination de types se réalise par la recherche de co-présence, d’invariants, d’une part, et d’écarts et de variations d’autre part, dans les traits du bâti et de la forme urbaine.   

Cette approche typo-morphologique s’intéresse non seulement aux formes bâties les plus largement répandues mais aussi à celles plus exceptionnelles, parce que toutes les deux traduisent un processus de stratification et de transformation des tissus urbains.

Cette méthode d’analyse met l’accent sur la revalorisation des tissus urbains anciens, et rejette l’urbanisme moderne, en prenant appui essentiellement sur une critique généralisée des méfaits des transformations urbaines des centres des villes européennes. Un argument principal est alors développé par ces auteurs. Ils pensent que l’histoire de la ville est inscrite dans la forme du bâti, dans la rue et dans la parcelle, alors que le modernisme fait abstraction de l’histoire du lieu. Dans ce cadre, leurs objectifs est de faire un effort de théorisation pour créer une « storia operante » (S. Muratori), c’est-à-dire une « histoire active », capable d’orienter les choix du présent, à travers notamment la décomposition des types de tissus urbains. Dans cette perspective, « tout objet construit est vu comme l’individualisation d’un processus historique de spécialisation des formes » - où passé, présent et futur sont liés dans une continuité historique -  et appartient à un type bâti. Ainsi, pour eux, la ville nouvelle s’inscrit en continuité avec la ville ancienne, les permanences structurales étant l’expression de l’inertie du tissu urbain.

Comme le résume Pinon, l’analyse typo-morphologique se base sur les deux niveaux d’étude suivants :

-Les infrastructures : il s’agit du tracé au sol des occupations urbaines, que sont le site, la voirie et le parcellaire.

-Les superstructures : cela concerne les éléments eux-mêmes d’occupations du sol, essentiellement le bâti et les espaces libres.

Cette distinction fondamentale a une logique. En effet, « le tracé au sol des occupations urbaines (la voirie, le parcellaire) n’est pas la projection passive des éléments d’occupation de l’assiette de la ville (le bâti). Ce sont au contraire les éléments bâtis qui, le plus souvent, viennent se disposer dans les infrastructures formelles que constituent la voirie et le parcellaire. Bien sûr, ces infrastructures sont pensées (plus ou moins) en fonction des occupations qu'elles préparent, mais avec un degré d'autonomie, conscient ou inconscient, lié au processus de construction des villes. Toute infrastructure peut rester en attente, et se voir occuper par des "superstructures" qui ne sont plus celles qui étaient initialement prévues. Surtout que les superstructures peuvent être remplacées sans que l'infrastructure soit nécessairement modifiée. Il y a donc autonomie relative entre infra et superstructure. Aussi il est possible, au niveau de l'analyse, de les distinguer pour mieux comprendre leurs articulations. Tel est le principe de l'analyse morphologique (lecture des formes); décomposer en éléments pour les étudier en eux-mêmes, dans leur cohérence propre, puis recomposer pour étudier leurs relations spécifiques ». (Pinon, 1991, p.24).

L’analyse typo-morphologique a pour objectifs :

-De faire une évaluation critique de la forme des tissus et des organismes urbains.

-D’identifier des permanences structurales associées à l’identité culturelle des lieux et des contraintes relatives à la conservation du patrimoine bâti et des paysages culturels.

-De définir des mesures de contrôle des transformations du cadre bâti et d’encadrement des projets d’intervention.

L’analyse typo-morphologique est née suite à l’apparition de l’école italienne muratorienne en référence à l’ouvrage de Saverio Muratori publié en 1959 et qui porte sur la forme de la ville. Ses idées seront récupérées et développées à travers ses étudiants (A. Rossi, C. Aymonino, G. Caniggia). Plus tard, elles seront réintroduites en France par J. Castex P. Celeste et Ph. Panerai.

L’école italienne :

Cette école est venue élaborer une méthode critique d’analyse physique et spatiale des éléments de la ville et leur évolution dans le temps pour faire face à leur complexité.

Saverio Muratori (1910-1973) : Architecte italien, il est considéré comme le père de la typo-morphologie. Il enseigna à Venise en 1950 puis à Rome après 1964. Ses ouvrages majeurs sont : Studi per una operante storia urbana di Venezia (Études pour une histoire urbaine en vigueur de Venise,  1959) et Studi per una operane storia urbana di Roma (Études pour une histoire urbaine en vigueur de Rome, 1963).

S. Muratori étudie l’urbanisation médiévale de Venise et celle baroque de Rome, en s'appuyant sur l'analyse cartographique du parcellaire pour établir l'évolution historique des formes urbaines. Remontant le temps, la parcellographie historique s'inspire des méthodes descriptives de l'archéologie en les appliquant au champ de l'histoire de l'art, traditionnellement dominé jusqu'alors par l'érudition archivistique. Elle entraîne son auteur à décrire avec précision les typologies de l'habitat comme génératrices des formes urbaines et à esquisser par ce biais une analyse novatrice des morphologies urbaines, renouant avec la tradition désuète des « embellissements » puis de « 'esthétique des villes » qui avait dominé la pensée du XIXème siècle. De cette manière, S. Muratori pose l’analyse typo-morphologique comme préalable au projet en insistant sur l’importance de l’histoire dans la compréhension de la forme de la ville. Selon lui, l’analyse typologique fonde l’analyse urbaine dont le type représente l’essence de sa forme. Sa pensée influencera beaucoup Aldo Rossi, Carlo Aymonino, Vittorio Gregotti et G. Caniggia.

Aldo Rossi (1931-1997) : Architecte italien, il publia L'Architettura della città (L’Architecture de la Ville) en 1966 qui eut un grand retentissement auprès de ses pairs. Dans ce livre, Rossi analyse la ville en tant qu'architecture, qui selon lui n'est pas un simple conglomérat d'édifices, mais la résultante d'une longue histoire sans cesse reconstruite. Cet ouvrage invitait à considérer la ville comme une œuvre, un artefact chargé de valeurs symboliques, le lieu d'une mémoire collective. Il est considéré comme l’un théoricien de l’architecture et de la forme urbaine et l’un des critiques sévères du modernisme et du fonctionnalisme.

Selon Aldo Rossi :

-Le cadre bâti révèle la société.

-La forme urbaine résulte de l’histoire et de la mémoire de ses habitants.

-Chaque lieu est spécifique; «l’identité du lieu».

Carlo Aymonino (1928- ) : Architecte et urbaniste italien, il collabora beaucoup avec Aldo Rossi notamment pour la réalisation du quartier Gallaratese à Milan entre 1969 et 1974. Il a été rédacteur en 1954, dans le magazine Il contemporaneo(Le contemporain) et écrit pour le magazine Casabellaentre 1957 et 1965, participant ainsi aux débats sur la culture et l’architecture qui ont marqué cette époque.

En 1973, Aymonino a publié L'Abitazione Razionale : Atti de Congressi CIAM 1929-30 (L'habitation rationnelle: d'après le Congrès CIAM 1929-30),  qui est une analyse du logement social où il a catalogué et a analysé des plans d'appartements du mouvement moderniste dans des villes européennes et américaines, aussi bien que des vieilles maisons avec cour et des maisons linéaires. C'était l’un des premiers exemples d'une approche typologique de l'architecture et de l’urbanisme. Le livre a aussi inclus les réimpressions de papiers sur le logement social du Congrès International de l’Architecture Moderne (CIAM).

Selon Carlo Aymonino :

-La production de la ville est une dialectique entre morphologie urbaine et typologie architecturale. Ici, il se démarque des travaux des autres auteurs de l’école italienne, qui considéraient que le rapport entre typologie et morphologie était causal. Pour C. Aymonino, le rapport est au contraire dialectique, puisque les tissus ne sont pas déterminés uniquement par les types de bâtis qui les composent, mais bien par l’ensemble des interrelations entre eux, les tissus possédant en outre leur propre structure

-Les anciens édifices (médiévaux) jouent un rôle pivot dans la définition du  tissu urbain.

-Le modernisme ne peut pas se fonder sur l’analyse de la ville ancienne.

-Les édifices modernes se séparent de leur contexte, ce qui produit une incohérence entre édifice et tissus urbain.

Gianfranco Caniggia (1933-1987) :

Architecte italien considéré comme une figure importante du courant typo morphologique, il publia Letture di une città (Lectures d’une ville) en 1963 dont l’introduction a été rédigée par Muratori. Le livre propose une lecture morphologique systématisée de la ville et se présente à la fois comme l’analyse d’une ville particulière, Florence, et en même temps sa structure très claire en fait un manuel de l’approche typo-morphologique. Il a beaucoup œuvré à l’étude et à la conservation de centres historiques anciens en Italie et en Afrique du nord et à retrouver les principes qui ont guidé la production urbaine, par une approche historiciste. Finalement G. Caniggia se distingue par avoir réalisé des efforts d’opérationnalisation des concepts et des approches élaborés par ses collèges.

Selon Gianfranco Caniggia :

-Chaque objet construit doit être analysé dans son cadre de référence.

-La ville n’est pas un objet mais un processus qui génère puis altère des objets.

-La forme urbaine s’appréhende via une analyse de la mutation des types à travers le temps.

L’école française de Versailles :

C’est un groupe de recherche de l’École d’architecture de Versailles dont les principaux acteurs sont  l’architecte Jean Castex, l’ architecte-urbaniste Philippe Panerai et le sociologue Jean-Charles Depaule. Ces auteurs furent les premiers à introduire la méthode typo morphologique en France. Des concepts ont été tirés de l’école italienne pour simplifier les données de l’école muratorienne et établir une démarche d’analyse qui s’intéressera aux éléments suivants :

-Les typologies des éléments. 

-La croissance urbaine

-L’articulation de l’espace urbain.

-Le repérage et la lisibilité au sein de l’espace urbain.

Cette école enrichit les travaux portant sur la morphologie urbaine de deux manières. D’une part, elle insiste sur le rapport entre structure urbaine dans son ensemble et tissu, donnant un rôle primordial aux structures du parcellaire. Tout en se basant sur les acquis italiens, elle propose de considérer le parcellaire comme étant en rapport étroit avec la typologie du bâti et non plus considérer celle-ci comme état une chose finie en soi. Ainsi, pour eux, le tissu urbain se constitue des rapports entre les éléments fondamentaux de la structure urbaine tels le parcellaire, le réseau de voirie et le bâti. Et ces trois éléments sont essentiels, puisque c’est à travers leurs relations que l’on peut saisir les logiques qui sont en œuvre dans la constitution des tissus et leurs modifications. D’autre part, l’autre apport de cette école est la mise en évidence des interrelations entre la structure physique de la ville, composée du réseau de voirie et de l’ensemble du bâti, avec les activités s’y déroulant.

Ils publièrent notamment :

-Philippe Panerai, Jean Castex, et Jean-Charles Depaule, 1977, Formes urbaines. De l'îlot à la barre, coll. Aspects de l’urbanisme, Dunod, Paris (successivement publié par Parenthèses, Marseille)

-Jean Castex, Patrick Céléste,  Philippe Panerai, 1979, Lecture d’une ville : Versailles, Editions du Moniteur, Paris

-Jean Castex, 1985, Frank Lloyd Wright, le printemps de la Prairie House, Mardaga, Liège

-Jean-Charles Depaule, Jean-Louis Cohen, Jean Castex, 1995, Histoire urbaine, anthropologie de l’espace, CNRS Editions, Paris

-Jean Castex, 2004, Renaissance, baroque et classicisme. Histoire de l’architecture 1420–1720, coll. Savoir-faire de l’Architecture,

-Jean Castex, 2010, Chicago 1910–1930, Le chantier de la ville moderne, Editions de la Villette, Paris

L’analyse typo-morphologique est un outil important dans la formation et dans la pratique de l’architecte et de l’urbaniste. Néanmoins, plusieurs critiques ont été émises sur cette approche. D’une part, elle se base sur une conception ancienne de la ville, qualifiée par certains de nostalgique, qui surtout renvoie à un fonctionnement et à une forme datés – et donc obsolètes - de la ville. Par exemple, la continuité spatiale, les découpages parcellaires, les rues ne s’entendent pas de la même manière dans la ville ancienne et dans celle moderne, surtout à la vue de sa transformation métropolitaine. Une approche similaire ne peut alors convenir pour des objets aussi différents que la ville traditionnelle et la nouvelle réalité métropolitaine, où la connexion aux réseaux de transport compte d’avantage que la contigüité au front bâti et où les cycles d’investissement du capital immobilier suivent également des logiques qui n’étaient pas présentes dans la ville traditionnelle. D’autre part, certains estiment que l’intérêt de cette analyse typo-morphologique se limite à la description des formes urbaines, et ne peut être un instrument de leurs réalisation : elle s’inscrit dans une étude de contexte et non dans un projet urbain.