La place dans l’urbanisme des trente glorieuses

Après la Seconde Guerre Mondiale, de nouveaux besoins en logements apparaissent ainsi qu‘une évolution des techniques et des matériaux de construction. En même temps, la standardisation des procédés industriels et l’augmentation des niveaux de vie, permettent une démocratisation croissante de l’équipement automobile.

Dans un contexte de rapide développement économique et démographique, les pouvoir publics cherchent des nouvelles solutions pour assurer rapidement l’édification des périphéries urbaines, intégrant en même temps un objectif de modernisation du pays, par la construction de routes, d’aéroports et de zones d’activité spécialement aménagées pour l’activité industrielle.

Ces solutions seront fournies par le mouvement moderne, rassemblant dès les années Vingt l’avant-garde des architectes et des urbanistes à niveau international. A vrais dire, les préconisations des projets pilotes des années Vingt et Trente seront parfois maladroitement simplifiées et en tous cas reprises avec un souci d’économie de moyens dans le second après-guerre. L’architecture et l’urbanisme de ces Trente Glorieuses peut ainsi généralement paraître une pale copie des projets des maitres du mouvement moderne. Les grandes lignes directrices du mouvement sont cependant indéniablement présentes dans les réalisations de l’époque : analyse rigoureuses de standards d’espace pour les différents besoins humains, architectures aux lignes épurées en béton armée souvent dans la forme de tours ou d’immeubles « lamelliformes » (barres), disparition des alignements sur rue, séparation des fonctions au sein de la ville (travail, habitat, loisirs), insertion de la mobilité automobile dans le fonctionnement urbain par la création de parkings, de routes et d’autoroutes urbaines.

Le contexte opérationnel de ces réalisations est souvent la mise en chantier par un seul grand opérateur public ou privé d’un fragment de ville (nouveau quartier résidentiel périphérique, nouveau quartier des affaires, nouvelle zone d’activité) dont on approuvera le plan de masse dans son ensemble. Dans ces grandes réalisations, les architectes et les urbanistes seront sollicité à concevoir à la fois les bâtiments et les espaces publics à leur service.

Avec la disparition des alignements des bâtiments, la rue perd son urbanité pour se réduire à une route de circulation automobile. Sont alors explorées des nouvelles solutions permettant de créer de toute pièce des espaces publics au sein des nouveaux complexes architecturaux. L’utilisation d’une dalle en béton armée, reliant les bâtiments entre eux et abritant des fonctions qui leur viennent en complément, sera une solution technique tellement répandue que l’on commencera à parler d’ « urbanisme de dalle » pour désigner les réalisations de l’époque.

 

 

 

Figure 1.11 :

Schéma de l'urbanisme de dalle

 

 

Vue normalement comme espace public dédié au grand ensemble dans lequel il s’insère, la place sur dalle est un espace réservé aux piétons et abrite les services nécessaires à l’ensemble bâti qui l’entoure. Il peut s’agir des commerces de proximité pour un quartier résidentiel ou des services de restauration dans un quartier des affaires. La présence de nombreux locaux associatifs le rend plus un espace communautaire qu’un espace public proprement dit au sein de certains quartiers d’habitation, la desserte par une ligne de métro ou de tramway permet en revanche le développement d’une activité commerciale de plus grande portée spatiale. L’absence de rue débouchant sur la place (on n’y arrive que par des cheminements piétons) limite en tous cas la visibilité de cette offre commerciale à partir des grands axes routiers qui bordent le quartier.

Dans un fonctionnement urbain dépendant de plus en plus de la mobilité motorisée individuelle, la place sur dalle intègre également l’accessibilité automobile. L’espace urbain est ainsi réorganisé de façon verticale : le sous-sol est dédié aux rampes d’accès automobile, aux parkings, à l’éventuelle desserte par une ligne de métro et aux différents équipements techniques nécessaires au fonctionnement du quartier. Le rez-de-chaussée est réservé aux piétons et à l’activité commerciale. Les étages sont occupés par les habitations (dans les quartiers résidentiels) ou par les bureaux (dans les quartiers des affaires).

Dépourvue de la visibilité de la place baroque ou haussmannienne, la place sur dalle accueille rarement sur son pourtour des bâtiments à haute valeur symbolique, surtout au sein d’un quartier résidentiel. La place de la Défense à Paris, au sein du quartier d’affaires de la Défense, est de ce point de vue une exception remarquable. Mettant l’urbanisme de dalle au goût des grandes compositions baroques, la place se développe dans l’axe visuel des Champs Elysées et se termine par les formes épurées du Grand Arche, visuellement aligné sur l’Arc de Triomphe de la Place de l’Etoile

   

Figure 1.12 :

Place de la défense, Paris : Plan

 

 

   

Figure 1.13 :

Vue à partir de la Seine, de la place de la Défense, Paris.  

 

 

Mais mise à part la rhétorique de places des grands quartiers d’affaires à rayonnement international, les places de l’urbanisme de dalle ne sont plus l‘expression symbolique de la ville. Elles se réduisent au besoin d’abriter des fonctions qui lui sont destinées. Dissociées d’un plus complexe système d’espaces publics urbains, leur succès ou leur échec est crucialement déterminé par les caractéristiques socio-économiques et urbanistiques des ensembles qui les entourent.

Les problèmes successivement rencontrés dans l’usage des nouvelles configurations urbaines proposées par le mouvement moderne ainsi que la rapide dégradation du cadre bâti mettront à mal l’engouement pour la modernité des Trente Glorieuses. Les années 70 verront ainsi l’arrêt progressif de la construction de grands ensembles. Dans les années 80 et 90, le mouvement « postmoderne » empruntera des formes architecturales anciennes (et bien plus rarement les formes urbaines qui leur étaient associées) pour les utiliser en tant que symboles dans des réalisations marquant le rejet des formes épurées de la période précédente. En termes d’habitat, des nouveaux espaces périphériques à l’urbanisation pavillonnaire trouveront un succès croissant auprès du public. Cependant, aucune nouvelle forme d’espace public urbain n’émergera par les réalisations de ces périodes (les lotissements pavillonnaires étant dans la plupart dépourvus de toute forme d’espace public). Dans ce début de XXI siècle, la place de l’urbanisme de dalle, éventuellement mise au gout du jour par l’utilisation d’architectures postmodernes, reste ainsi la dernière évolution de l’ancien forum romain.