La place baroque et néo-classique
Formellement la période baroque (siècle XVII) est la continuation des expériences artistiques et intellectuelles de la Renaissance. De même, le siècle XVIII proposera des évolutions des formes urbaines et architecturales renaissantes et baroques dans le signe de la continuité plus que de la rupture. Dans la réalité, la période baroque et son évolution néo-classique marquent un changement profond par rapport au projet culturel de la Renaissance.
La croissante maitrise des techniques de représentation et de construction, tout comme l’élargissement des domaines de recherche scientifiques sont probablement les éléments de plus forte continuité entre les siècles XVI, XVII et XVIII. La rupture est à rechercher davantage dans le contexte politique et culturel. Le siècle XVII voit ainsi un renforcement accru du pouvoir politique absolu et centralisé des grandes monarchies modernes. En pays catholique, la période est également marquée par la Contre-réforme, fin de non recevoir pontifical à la liberté d’interprétation des écritures demandés par la reforme protestante. Voulu par le pouvoir monarchique ou par celui du Saint-Siège, des formes d’absolutisme intellectuel s’imposent dans les arts figuratifs, dans l’architecture et dans l’art urbain. L’art devient mise-en-scène du pouvoir, temporel ou religieux. Les formes architecturales et urbaines, plus que convaincre rationnellement, comme au cours de la Renaissance, doivent éblouir, émerveiller, s’imposer à l’irrationnel de l’observateur. Au niveau de l’espace urbain, la ville commence à être conçue pour la première fois comme un espace à parcourir et assume la dimension de la très grande ville. Les interventions baroques sur Rome, Paris et Londres permettront au siècle XVIII de concevoir de toute pièce des nouvelles villes capitales, tels que Saint-Pétersbourg et Washington. Eventuellement le siècle des Lumières sera capable de renouer avec la liberté d’esprit de la Renaissance et de proposer à nouveau des formes urbaines et architecturales capables de convaincre par leur propre rationalité. Mais la révolution industrielle mettra à mal les schémas élaborés par l’antiquité et la Renaissance et codifiés dans les règles strictes de l’art urbain.
En réalité, au-delà du nouveau rapport au pouvoir, l’art urbain baroque et néoclassique devront à leur manière moderniser la ville héritée des siècles précédents (encore une fois la création de villes nouvelles est relativement exceptionnelle). La place, élément conventionnel du langage urbain, sera employée pour mettre en valeur des nouveaux bâtiments (musées, ministères, académies, universités, tribunaux, etc.), signes tangibles de la modernisation de la société urbaine et du développement du pouvoir centralisateur de l’état moderne. Mais la place est également l’élément du langage urbain le plus approprié à la mise en scène du pouvoir (au sens le plus théâtral du terme), surtout si elle est conçue de concert avec des nouveaux axes perspectifs permettant d’élargir le rayonnement spatial des bâtiments à haute valeur symbolique (église, palais royal ou simple monument commémoratif). Le réseau de nouvelles places et de nouvelles percées à Rome sous Sixte V, avec la mise en scène des basiliques de la chrétienneté et l’unification visuelle de l’espace urbain romain autour des symboles du pouvoir religieux, constitueront un modèle d’intervention urbaine pour les siècles à venir.
Dans le but de mise en scène du pouvoir et des architectures du pouvoir, le sens de mouvement de l’art baroque transforme les formes rigoureuses et géométriques de la Renaissance. La recherche du mouvement, la torsion des formes, le spectaculaire, l’imposant, le massif, et les effets d‘illusion marquent les arts figuratifs, tout comme l’architecture et l’art urbain, avec de nombreuses interpénétrations parmi ces différentes formes artistiques.
Mais c’est précisément dans la conception de la ville que la période baroque se démarque le plus de la période précédente. Les théoriciens de la Renaissance avaient conçu (même si rarement réalisé) des formes urbaines idéales, limitées dans l’espace et harmonieuses dans leurs proportions. Les architectes baroques doivent répondre aux besoins pratiques des grandes villes capitales en forte croissance démographique et économique. Ils ouvrent ainsi à l’infini les perspectives fermées de la Renaissance pour concevoir l’espace urbain dans son entièreté. Ils percent des perspectives infinies et conçoivent la ville comme le centre de forces qui rayonnent bien au-delà de leurs limites physiques. On trouve dans ces indications de projet urbain une forte concordance avec la volonté politique des nouvelles monarchies européennes à rayonner sur un vaste espace national à partir des villes capitales.
Les interventions sur Versailles et Karlsruhe au cours du siècle XVIII sont, au-delà de la mise à jour des formes et des styles, dans la continuité de cette conception urbaine typiquement baroque.
La place baroque, lieu clé de l’espace urbain, est ainsi conçue par rapport aux réseaux d’axes perspectifs qui tentent de donner une dimension unitaire à l’espace urbain. Elle est symétrique, souvent traversée de bout en bout par des rues principales et configurée par rapport au bâtiment public qui la commande. Délimité par des bâtiments, des colonnades ou des portiques, elle est parfois ouverte sur un côté, permettant au regard de gagner le grand paysage, si la topographie le permet comme à la Trinità dei Monti à Rome, ou l’étendue de la mer, comme à la Place du Commerce à Lisbonne.
La conception et l’évolution successive de la Place du Popolo à Rome, fournissent un bon exemple de la traduction spatiale autour d’une place des nouvelles conceptions urbaines baroques et néoclassiques.
Figure 1.8 : Place del Popolo, Rome : plan |
Figure 1.9 : Vue à partir du nord de la Place del Popolo, Rome |
La partie méridionale de la place, de forme trapézoïdale, est conçue sous Sixte V comme aboutissement du trident Via di Ripetta / Via del Corso / Via del Babbuino, structurant le secteur nord de la ville de Rome. Cette entrée monumentale à la ville est marquée par la symétrie des deux églises jumelles de formes typiquement baroques.
La période néoclassique (au tout début du siècle XIX) élargira la place vers le nord par un nouvel espace public de forme elliptique marqué à son centre par un grand obélisque (déjà colloqué sur la place sous Sixte V). La comparaison de la vue et du plan montre l’omniprésence de l’obélisque et, en arrière plan, des deux églises d’un point de vue visuel. Les rues qui convergent vers la place ont toutes en ligne de mire l’obélisque, symbole du pouvoir de la ville éternelle, qui est en même temps centre du monde chrétien, comme le rappellent les deux églises baroques.
Dans cette profusion d’espace de mise en scène du pouvoir temporel et spirituel des papes, la place est probablement démesurée par rapport aux nécessités de la vie urbaine romaine. L’extension néoclassique aura comme justification l’amélioration du décor urbain et la création d’un espace de promenade, fonction nouvellement admise à partir des siècles XVII et XVIII dans la conception des espaces publics.
Finalement, l’urbanisme baroque met à contribution les effets de la perspective et de la symétrie (au besoin en jouant de l’illusion) ainsi que les configurations des rues pour mettre en valeur la place, mais la place même n’est pas conçue pour la valeur d’usage de son espace public, mais pour sa capacité à servir de scène à d’autres éléments architecturaux ou figuratifs, renvoyant à la symbolique du pouvoir.