La distribution spatiale des fonctions

 

Deux catégories d’espaces en interaction constante

Pour analyser les fonctions abritées par une place, il faut bien comprendre les rapports entre deux catégories d'espace définies par J. Jacobs (1961) dans son travail fondateur sur l’analyse des espaces publics urbains : l'espace « banal » et l'espace « spécialisé ». L'espace qualifié de « banal » est l’espace public réservé aux piétons et qui leur est librement accessible. Il prend normalement la forme de trottoir mais assume dans le cas d’une place bien plus souvent l’aspect d’étendue surfacique. Il constitue une interface entre bâtiments et usages, jouant aussi un rôle de lien social, de sécurité (voir approfondissement théorique Espaces publics et fonctionnements urbains). L'espace qualifié de « spécialisé » correspond à l'espace réservé à un usage particulier comme les bâtiments abritant des fonctions, ou comme les espaces publics dédiés à la circulation ou au stationnement des véhicules.

Ces deux types d'espace sont en interaction constante. Les fonctions abritées dans les espaces spécialisés (y compris les espaces de la circulation motorisée) ont besoin de l’interface dédiée aux circulations piétonnes (tout automobiliste ou usager des transports publics est un piéton à un moment donné de son déplacement) ; l’espace public piéton, quant à lui, nécessite de fonctions sur ses abords pour son animation et de connexions avec les transports motorisés pour assurer une accessibilité à plus grande échelle au sein de l’espace urbain. Un espace public piéton sans animation, déserté, ne serait pas capable d’assurer ses objectifs primaires (lien social, sécurité des usagers, etc.) et offrirait de ce fait bien peu d’opportunités pour l’installation de fonctions sur ses abords, notamment commerciales et symboliques.

La détermination de ces espaces et leurs interactions sont le point de départ de toute analyse des fonctions abritées par une place publique. On peut ainsi quantifier les surfaces affectées dans ces différentes catégories, et surtout les cartographier pour en étudier les configurations spatiales. En effet, l'efficacité d'une place dépend de la configuration des espaces « banal » et « spécialisé » et de la diversité des fonctions présentes sur la place et ses abords : l’espace « banal » devrait être le plus pervasif possible, l’espace « spécialisé » (surtout celui spécialisé dans la circulation des véhicules) doit en revanche éviter des créer des coupures nettes dans l’espace « banal ». De même que l'importance, la nature et la qualité de flux liés à l’usage des espaces spécialisés influent sur la fréquentation de la place. Cependant, ces interactions sont sensibles aux poids respectifs des deux types d’espace et à leurs configurations respectives. Il est à déterminer quel est le point d'équilibre entre espace « banal » et espace « spécialisé » pour une place donnée et quelles influences positives ou négatives ces espaces produisent sur les fonctions présentes sur la place.

   

Figure 4.1 :

Espace « banal » et espaces « spécialisés » au sein d’une place.

 

 

 

L’analyse des fonctions abritées par la place et par les ses abords : synergies et conflits d’usage.

 

Dans la ville contemporaine, les fonctions abritées par une place relèvent souvent des choix d'aménagement dans le cadre du projet urbain de la ville. Les fonctions que l'on peut trouver sur une place sont différentes et se partagent l'espace. Cette cohabitation peut donner naissance à des synergies ou bien à des conflits d'usage. Les fonctions abritées sont de différents types :

La fonction commerciale, particulièrement représentative des fonctionnements urbains, est en général présente en rez-de-chaussée des bâtiments. On y distinguera les grandes surfaces commerciales des petits commerces et, parmi ces derniers, les commerces de proximité des commerces spécialisés drainant une clientèle plus vaste. Une catégorie à part est constitué par les restaurants et les bars/brasseries, fonctions commerciales qui contribuent tout particulièrement à l’animation de l’espace public, y compris le soir. Le commerce peut déborder sur la place à l'exemple des terrasses de restaurant ou des étalages. Les principaux besoins des commerçants sont d'être visibles (enseigne, vitrine donnant sur l'extérieur) et d'être accessibles (accès piétonnier, capacité à accueillir beaucoup de gens, connexions aux systèmes de transport). Le commerce peut également prendre la forme de marché de plein air, de kiosques et de commerce à la sauvette.

La place est également un lieu de rencontre entre différents flux de mobilité, à partir de ceux des piétons, qui peuvent nécessiter d’espaces et d’infrastructures spécifiques. Les différents flux qui se croisent sur une place sont de nature différente : au mouvement des piétons à l’intérieur de la place se superpose celui des piétons qui la traversent dans le cadre d’un déplacement plus long. L’un comme l’autre contribuent à la fréquentation de la place. Des flux de vélos, de transports en commun et de véhicules motorisés privés peuvent éventuellement se rajouter à ces flux piétons. L’accueil de nœuds logistiques pour les transports en commun (haltes de bus, stations de métro ou de tramway) ou pour l’automobile (convergence d’axes routiers, stationnement de véhicules) constitue un atout pour l’accessibilité de la place et un même temps un danger pour son fonctionnement en tant qu’espace public piéton convivial. Un cas particulier est celui des places crées comme extension des parvis des bâtiments des gares ferroviaires : la fonction logistique y est prépondérante, car la présence de la gare ferroviaire nécessite la convergence d’autres modes de transport (transports en commun urbains, taxi, vélos, etc.) ; les fonctions commerçantes (y compris la restauration) et les services (hôtellerie, agences de voyage, etc.) viennent souvent s’y ajouter, parfois en synergie avec les commerces et les services abrités par le bâtiment de la gare.

 

La fonction récréative d'une place publique se note par la présence de mobiliers urbains (bancs, chaises), de végétation et de jeux (pour les enfants et/ou pour les adultes) qui fait de la place un lieu de rencontre et de détente.

 

La fonction culturelle d'une place est exprimée par la présence de bâtiments spécifiques (musée, église, bibliothèque, salles de spectacle) mais aussi par les manifestations culturelles qu'elle peut accueillir à ciel ouvert (concerts, fêtes...).

 

La fonction résidentielle est abritée par les bâtiments autour de la place. La fonction résidentielle introduit la prise en compte des attentes de riverains résidents dans la mise en place des autres activités et dans le déploiement de leurs temporalités.

Bien d’autres fonctions peuvent être abritées dans les bâtiments qui bordent la place, notamment dans le domaine des services (services administratifs, services d’accueil touristique, sièges d’organismes ou d’entreprises, éducation, services marchands à la personne, etc.). Beaucoup plus rare est la présence d’établissements industriels ou artisanaux en bordure des places (à l’exception éventuellement de petits atelier d’artisans ajoutant une fonction commerciale à celle productive) : la cherté du foncier autour des points nodaux qui sont les places rend ces localisations trop contraignantes pour les besoins des activités manufacturières.

   

Figure 4.2 :

La répartition fonctionnelle de la place et de ses abords.

 

 

Ces activités se partagent à la fois l’espace et le temps de la place, car elles ont une intensité d’usage qui varie au cours de la journée et de la semaine (éventuellement de l’année). Ce double partage est susceptible de produire des synergies quand les fréquentations liées à une activité bénéficient de l’offre d’autres activités. A l'heure actuelle, les choix d'aménagement des places privilégient la place piétonne ou semi-piétonne, avec la rénovation de l’espace public (et parfois du cadre bâti) suite à l’arrivée d’une ligne de tramway. Ces choix concourent à produire une amélioration de la qualité de vie (calme, beauté paysagère) qui contribue à l'image du quartier ou de la ville et ainsi à leur attractivité immobilière et commerciale. Selon l’urbaniste américaine J. Jacobs, la clé de réussite de toute espace public réside précisément dans la diversité des fonctions abritées et dans sa capacité à catalyser des synergies entre elles. La diversité qui est naturellement produite par toute agglomération urbaine doit être catalysée aux échelles les plus fines pour produire des synergies fonctionnelles efficaces. Les espaces publics jouent un rôle fondamental dans cette catalyse.

Selon J. Jacobs, quatre conditions doivent être réunies pour créer des synergies fonctionnelles et atteindre un optimum de diversité autour des espaces publics. Une de ces conditions repose sur le fait que chaque quartier doit posséder plus d'une fonction primaire pour que les rues et ses autres espaces publics soient remplis d’usagers qui circulent à toutes heures de la journée et pendant tous les jours de la semaine, pour des motifs divers avec la possibilité d'utiliser les mêmes équipements.

 

Selon J. Jacobs, il y a en effet deux types de diversité pour les espaces urbains :

  • La diversité primaire est liée à la présence de plusieurs fonctions rayonnant au delà des limites de l’espace étudié : les usagers viennent d’autres quartiers de la ville pour utiliser ces fonctions, qui constituent alors des points d'ancrage dans le fonctionnement urbain. Une fonction primaire, quelle que soit sa nature (commerciale, administrative, touristique, résidentielle, etc.), est relativement inopérante à elle seule comme génératrice de diversité. Même dans le cas de plusieurs fonctions primaires, il se pose la question de leur synergie : pour que les usagers des différentes fonctions puissent remplir les espaces publics pendant toute la journée et toute la semaine il faudra que les fonctions primaires aient des fréquentations temporellement complémentaires. Des espaces publics constamment fréquentés créeront un environnement favorable pour la diversité secondaire.

 

  • La diversité secondaire est liée aux activités qui se développent en présence de fonctions primaires (commerce de détail, restauration...), grâce à l'usage de l’espace public par des gens attirés par les fonctions primaires. Si cette diversité secondaire vient s'ajouter à une seule fonction primaire, quelle qu'elle soit, elle restera relativement inopérante en termes d’animation de l’espace public. Si au contraire, elle vient s'ajouter à une combinaison de fonctions primaires, cette diversité secondaire pourra démultiplier son efficacité, jusqu’à représenter un nouveau facteur de diversité primaire (quand par exemple des commerces ou des services nés pour les besoins des usagers des fonctionnes primaires deviennent attractifs pour une plus vaste population).

 

Le manque de diversité primaire pour l’animation de l’espace public et, par conséquent, pour la création d’un potentiel commercial au sein de la place, explique bien de difficultés des places dites de quartier et conçues uniquement pour les besoins des populations riveraines : la mono-fonctionnalité primaire (résidentielle) des ilots bordant la place devient un frein à la fréquentation de la place et par conséquent au développement même d’activités assurant un minimum de diversité secondaire (commerce de proximité, services à la population).

L’attractivité d’un espace public pour la population urbaine est finalement directement liée au choix d’activités qu’elle offre à l’usager et, de surcroît, dans une boucle d’interaction positive, à la diversité des scènes qu’il donne tous simplement à voir. Le lien est fait ici avec la question des ambiances qui sera traitée dans la section sur l’analyse de la perception. Le politique peut encourager et autoriser certaines installations par des moyens fiscaux, par la mise à disposition de locaux d’activité, etc. Cependant, il faut d'abord identifier le potentiel existant pour l’installation de nouvelles fonctions, car beaucoup de contraintes dérivent des fonctions déjà en place et des accessibilités motorisées (privée et publique) aux abords de la place.

La recherche des complémentarités temporelles et des synergies spatiales entre les différentes fonctions souhaitée par J. Jacobs doit en même temps être attentive aux conflits d’usage qui peuvent en découler. Ces conflits d’usage sont également liés aux attentes et aux ressentis des différents groupes d’usagers, surtout quant ils constituent des populations bien différenciées et aux besoins antinomiques. Les habitants des bâtiments peuvent être gênés par une animation commerciale et culturelle excessive ou par le bruit de la circulation automobile. La fonction récréative peut aussi être diminuée par la présence d’activités bruyantes. Au delà des conflits anecdotiques entre différentes fonctions commerciales, artisanales et/ou de service, les conflits dans les places des villes modernes nous semblent pouvoir être reconduits à deux grands types d’opposition. En premier lieu l’opposition entre les besoins du piéton (sécurité, qualité de l’espace public, liberté de mouvement libre, possibilité d’alterner la flânerie au déplacement) et ceux des transports motorisés (circulation et stationnement des véhicules). En second lieu l’opposition entre les besoins des riverains (services et commerces mais également sens d’identité pour les populations du quartier) et ceux des différents « usagers de la ville » (les employés que se rendent sur la place pendant la journée, les habitants des autres quartiers, les touristes, etc.), opposition qui prend une ampleur toute particulière dans le cas des transformations métropolitaines des villes modernes (voir approfondissement sur l’évolution métropolitaine des espaces publics). Ces oppositions peuvent résulter dans des conflits plus spécifiques qui croisent les deux types de problématiques (besoin d’élargissement de la terrasse pour la clientèle d’un restaurateur vs. besoin d’espace piéton libre, besoin d’accessibilité automobile pour les non-résidents vs. besoin d’un cadre de vie apaisé pour les riverains, etc.).

Une simple cartographie des fonctions abritées par la place et de leurs besoins d’espace (directs o induits) peut révéler bien d’aspects du fonctionnement et de ses disfonctionnements de la place, y compris en termes de synergies et de conflits d’usage. Identifier l’existence d’un gradient dans la concentration des fonctions commerciales peut être un indice de disfonctionnements localisés dans le secteur moins attractif de la place (conflit d’usage avec la circulation ? présence d’activités répulsives ?). D’autres représentations cartographiques peuvent s’atteler à montrer l'occupation de l'espace public par les activités qui le bordent. On peut alors identifier des chevauchements d'activité sur le même espace qui peut par ailleurs être plus ou moins problématique selon l’échelonnement temporel des activités. Par exemple, un restaurateur peut installer une terrasse le midi et le soir ce même espace est occupé par des musiciens. D’autres usages peuvent s’alterner entre la fin de semaine et les jours ouvrables, montrant en ce sens la capacité de la place à assurer son animation au cours du temps.

   

Figure 4.3 :

Structures spatiales et emprise des fonctions sur une place.

 

 

Les fonctions symboliques de la place dans les politiques urbaines.

 

Les fonctions symboliques reposent sur l'utilisation de symboles en tant qu'éléments représentant conventionnellement une valeur ou une chose. Chaque société urbaine, à un moment historique donné, inscrit matériellement dans l’espace de la ville des symboles contribuant à son identité collective (Halbwachs 1997, ainsi que Bertrand et Litowski 1984 en ce qui concerne les places), qu'ils soient d'ordre historique, religieux, politique ou artistique. Ces symboles ont pour force d'exprimer le pouvoir, l'identité, le projet urbanistique d'une ville et donc l'image qu'elle souhaite donner de soi (prestigieuse, traditionnelle, multiculturelle, ancré dans une expérience historique traumatisante,...). L’objet urbain devient alors patrimoine, à la fois vecteur et contenu d’informations pour ses observateurs. On peut aisément comprendre que les places publiques, souvent caractérisées par la convergence de parcours (et éventuellement d’axes visuels) au sein du tissu urbain, et focalisant déjà les fréquentations des citadins, soient des lieux privilégiés pour l’installation des fonctions symboliques urbaines.

Les grands bâtiments publics ont souvent ce rôle de dépositaires de l’identité urbaine et du message laissé par ses commanditaires : hôtels de ville, cathédrales, châteaux, musées, théâtres sont plus que des simples bâtiments abritant des fonctions stratégiques. Leurs architectures savantes deviennent des véritables symboles de l’identité urbaine. Ils contribuent à la composition de la place sur les bords de laquelle ils se situent mais, encore plus, ils lui confèrent une fonction symbolique de dépositaire de l’identité collective de la ville qui imprègne le fonctionnement de l’espace public de la place. Dans d’autres cas, la fonction symbolique peut se limiter à des éléments moins marquants (un monument, un plaque commémorative) ou alors se détourner des symboles « officiels » pour investir des éléments produits de façon plus spontanée par le quotidien de la vie urbaine (le jeu des façades entourant la place, les étales de son marché, un arbre particulier, une boutique historique, etc.). Tantôt, ça peut être l’ensemble de la place à être investi par une fonction hautement symbolique : les places concourent souvent à la production de l’histoire urbaine, étant le théâtre d’événements historiques à haute valeur symbolique (manifestations politiques, émeutes, exécutions publiques, etc.). Dans le cas de places très typées dans leurs fonctionnements quotidiens (la place du marché aux fleurs, celle des boutiques de la haute couture, etc.), c’est ce fonctionnement, avec son ambiance, qui peut devenir en soi une valeur symbolique et identitaire pour la ville ou, au moins, pour le quartier.

Tous ces facteurs expliquent pourquoi les places font l’objet des plus grands soins dans les politiques d’aménagement urbain et pourquoi des conflits d’aménagement peuvent surgir avec une passion rare dans le cas des places, dépassant la seule question des conflits d’usages de ses fonctions : c’est bien la symbolique de la place qui est en question et, avec elle, une partie de l’identité collective du quartier ou de la ville dans lesquels elle se situe.

Les places sont ainsi souvent un des premiers lieux que les politiques décident de reconstruire après une guerre ou une catastrophe naturelle, afin d'en faire le symbole même de la reconstruction. Une place marquée par la guerre ou par des affrontements meurtriers peut être choisie par les populations y ayant pris part comme le symbole de la liberté ou du martyr, indépendamment de tout monument commémoratif qui lui sera accordé par la rhétorique urbanistique. Dans une démarche beaucoup plus hiérarchique, comme à l'âge baroque et à la renaissance, les pouvoirs politiques (surtout dans le cadre de régimes autoritaires) marquent les places par des symboles de leur puissance ou personnalité se traduisant par des monuments à leur effigie ou par la forme de la place et ses grandes dimensions.

Aujourd’hui, bien plus souvent les fonctions symboliques de la place sont utilisées pour une meilleure mise en valeur de son potentiel commercial et touristique. C'est ainsi vers la mise en valeur de l'histoire architecturale d'une place, de son patrimoine artistique et de ses perspectives urbaines que les politiques urbaines s'orientent pour maintenir la fonction symboliques de la place. Ravalement de façades, muséification de bâtiments remarquable et création d’événements supposés identitaires (danses folkloriques, défilés traditionnels, etc.) investissent ainsi les principales places des centres anciens, non sans trahir parfois la symbolique des populations qui utilisent ces espaces au quotidien.

L’analyse des valeurs symboliques de la place est également liée à celle de sa perception : le symbole est par définition un symbole perçu et reconnu par une société urbaine à un moment historique donnée. Il doit ainsi être révélé par des entretient avec les usagers de la place et éventuellement confronté avec le discours des aménageurs qui y interviennent. Les autres fonctionnements de la place peuvent néanmoins être également révélateurs de sa dimension symbolique.