Approfondissement théorique : Espaces publics et fonctionnements urbains dans l’analyse de J. Jabobs

 

Dans son ouvrage fondateur « Déclin et survie des grandes villes américaines » (1960), l’urbaniste américaine Jane Jacobs pose le bases d’une analyse du fonctionnement des espaces publics et de leur contribution plus générale au fonctionnement de la ville. Jacobs part du constat que les théories classiques de l’urbanisme se soient attardées sur la définition des caractéristiques physiques idéales des espaces urbains (que ça soit dans la version moderniste ou dans celle du mouvement des cités jardin) sans essayer de comprendre les subtilités des fonctionnements urbains. Or ces fonctionnements sont d’abord ceux de la société urbaine, de ses acteurs sociaux et économiques, et c’est par rapport à ses besoins qui devront être évaluées les formes de la ville physique. Ce point de départ nous permet de parler d’humanisme méthodologique de la part de J. Jacobs. La ville est ainsi un système social complexe auto-organisé, regroupant les hommes et leurs activités pour assurer les objectifs suivants :

Collectivement, l’interaction sociale et économique entre ses acteurs et ses composantes spatiales.

Individuellement, la qualité du vivre urbain et en particulier : la liberté, d’interagir, de se déplacer dans l’espace urbain, de réaliser des projets de vie, de préserver une vie privée ; la sécurité, historiquement militaire, ensuite alimentaire et sanitaire, mais aujourd’hui surtout physique et psychologique ; l’opportunité, possibilité de rencontre et d’interaction fortuite avec le reste du corps social urbain.

 

Le rôle des espaces publics dans le fonctionnement des grandes villes

L’approche méthodologique de J. Jacobs est encrée dans l’observation empirique du fonctionnement des grandes villes américaines : quel est le fonctionnement réel des grandes villes ? Comment fonctionne leur société et quelles relations existent entre ce fonctionnement et la structure physique de la ville ?

Dans une première partie de son ouvrage, c’est l’analyse de la fonction des espaces publics dans les grandes villes qui permet à Jacobs de trouver des éléments de réponse. Jacobs met néanmoins en garde que les fonctionnements de la grande ville sont tout à fait particuliers : une grande ville n’est pas seulement quelque chose de plus grand qu’une petite ville ou de plus dense qu’un faubourg périurbain. Elle est une agglomération humaine qui a un fonctionnement spécifique et dans laquelle les espaces publics jouent un rôle clé. La grande ville ne possède pas les règles de contrôle social qui sont propres aux villages et aux petites villes dans un milieu rural (l’anonymat et la liberté dans les styles de vie, permis par la grande ville est par ailleurs une caractéristique particulièrement prisée par ses habitants) et elle doit faire cohabiter une multitude de gens qui sont pour la plupart des inconnus les uns pour les autres. Cette cohabitation est possible précisément grâce aux espaces publics de la ville, qui ont aux yeux de Jabobs trois fonctions principales :

 

1) Assurer la sécurité des citoyens : des espaces publics animés fréquentés tout au long de la journée, constituent le seul moyen pour permettre à tout citoyen de s’y promener en toute sécurité. L’objectif est de démultiplier spontanément les « yeux de la rue », le regard des autres citoyens sur ce qui se passe dans l’espace public. Pour attendre cet objectif, il faut assurer une grande mixité fonctionnelle aux abords des espaces publics et veiller à la qualité de son aménagement (largeur des trottoirs, mobilier urbain, intégration d’activités commerciales, artistiques, de loisir, etc. … la où souvent les trottoirs sont conçus uniquement pour le déplacement des piétons). Animer le « spectacle » du vivre quotidien de la rue et des autres espaces publics est le meilleur moyen d’augmenter sa fréquentation et l’intérêt que les citoyens y porteront. L’architecture et la composition urbaine ont également un rôle à jouer : les bâtiments devront tourner leur face à la rue et l’architecte devra délimiter clairement ce qui relève de l’espace public et ce qui relève de l’espace privé. Aucune politique de sécurité urbaine implémentée par la présence policière ou par celle de la vidéosurveillance ne sera capable de remplacer l’effet de la présence constante des citoyens dans l’espace public.

 

2) Permettre le contact social entre les citoyens : la confiance réciproque se bâti par l’interaction constante et fortuite dans les espaces publics. Le rôle des commerces, et tous particulièrement des bars et des brasseries est inestimable, permettant par ailleurs de faire émerger des personnes clés dans la création du lien social. De surcroit l’espace public et ses commerces permettent de graduer l’interaction sociale des citoyens (échanger quelques mots avec un parfait inconnu à l’arrêt du bus, entrer en conversation avec un habitué au bar du quartier, rencontrer des amis aux jardins publics, etc.). C’est précisément l’absence d’espaces publics qui oblige les habitants des lotissements périurbains à utiliser l’espace privé de leur maison et de leur jardin pour le développement de leur sociabilité. La mise en jeux de l’intimité du domicile porte souvent les périurbains au dilemme du « tout ou rien » dans le développement des relations sociales avec les autres habitants du quartier, à la base de tant de difficultés dans l’acceptation de la diversité sociale et culturelle.

 

3) Intégrer les enfants dans la vie adulte : Jacobs déconstruit le mythe des enfants qui traînent dans la rue. Le problème aujourd’hui est plutôt celui des enfants (et après des jeunes adolescentes) qui ont rarement la possibilité d’interagir avec les adultes ordinaires hors d’un contexte éducatif ou familial. Or cette interaction est fondamentale pour apprendre à se rapporter au monde des adultes et devenir des citoyens à part entière dans la ville. Il devient alors nécessaire de développer des espaces publics capables de supporter le jeu des enfants (là où souvent les trottoirs sont conçus uniquement pour le déplacement des piétons) et d’intégrer les aires de jeux dans des espaces fréquentés par les adultes.

 

De façon générale, J. Jacobs déconstruit également le mythe du rôle positif d’un espace vert public sur la qualité de vie des quartiers. En réalité le jardin ou le parc public sont des éléments fortement dépendant de leur contexte. Ils ont tendance à pousser aux extrêmes le comportement du quartier : ils exaltent la vivacité des quartiers vivaces, ils exacerbent la décomposition sociale des quartiers mornes et sans vitalité. Les éléments plus difficiles à insérer dans les fonctionnements urbains sont les grands parcs urbains. Il est pratiquement impossible d’assurer une fréquentation soutenue et bien répartie dans l’espace et dans le temps de ces vastes étendues végétales, créant par là même des sous-espaces faiblement fréquentés, dégradés et incapable d’assurer la sécurité de ses usagers. Partant de l’idée que la ville est avant tout un environnement minéral, Jacobs préconise la création d’un nombre limité de petits jardins publics, bien conçus et entourés par une grande variété de fonctions urbaines.

On remarquera pour notre lecteur que les espaces publics analysés par J. Jacobs sont essentiellement ceux de la rue, du jardin public et du parc urbain. Manque un effet une analyse du fonctionnement plus spécifique des places urbaines qui ne seraient pas des squares végétalisés, car cet élément est à quelques exception près absent dans l’urbanisme nord-américain.

 

Quatre conditions nécessaires pour la vitalité d’un quartier

Dans une seconde partie de son travail, J. Jacobs passe de l’analyse de l’espace public à celle du quartier dans lequel il se situe, ce qui lui permet d’identifier quatre conditions nécessaires à la vivacité et finalement à l’urbanité des quartiers et de ses espaces publics.

 

  1. La première condition porte sur la mixité fonctionnelle : la diversité primaire. Le quartier doit posséder des fonctions de base (administration, culture, loisirs, activités économiques, etc.) qui ont un rayonnement pour l’ensemble de la ville et pas seulement pour ses résidents. À cette diversité primaire viendra s’ajouter une diversité secondaire, liée aux fonctions développées pour répondre localement aux besoins des usagers des fonctions primaires. Parfois la diversité secondaire peut devenir primaire (le développement des commerces ou de la restauration peut par exemple atteindre un point où le quartier devient attractif pour l’ensemble de la population urbaine, voir pour les touristes). Pour que la diversité primaire soit efficace dans l’animation du quartier, les différentes fonctions doivent utiliser les mêmes espaces publics, services et commerces communs, et il doit exister une certaine proportion entre le nombre d’utilisateurs des différentes fonctions.

 

  1. La seconde condition porte sur la forme du tissu urbain. Il y a un avantage certain à posséder un maillage fait de petits ilots, desservis par une trame viaire fine, vascularisant de façon capillaire l’espace bâti et présentant des interconnexions fréquentes. Cette morphologie permet une meilleure répartition des piétons dans l’espace urbain et démultiplie les opportunités d’implantation pour les services et les commerces. Une morphologie plus hiérarchisée (avec une rue artérielle et plusieurs petites rues en cul de sac) où un maillage de très grands ilots concentrera la fréquentation piétonne, et par là le potentiel commercial, seulement sur les grands axes. La concurrence pour le linéaire commercial permettra l’installation seulement des activités plus rentables (banques, grandes chaines de la restauration ou de l’habillement) appauvrissant d’autant la mixité fonctionnelle des rues secondaires et la diversité des activités sur les axes principaux.

 

  1. La troisième condition porte sur la présence de bâtiments d’âges et conditions différentes. Ce n’est pas tant une question de valeur patrimoniale des bâtiments (même si tout quartier bénéficierait de l’apport de bâtiments anciens), mais de leur état de vétusté : de ce point de vue, un bâtiment ancien rénové joue le même rôle qu’un bâtiment neuf. L’objectif est de garantir une mixité fonctionnelle et sociale par la présence de surfaces bâties à bon marché. Les bâtiments nouveaux (ou anciens rénovés) peuvent abriter seulement des fonctions à haute rémunération (banques, chaînes de restaurants et de magasins) où des habitants à hauts revenus, ou encore des fonctions culturelles hautement subventionnés (musées, opéras). Mais il s’agit de fonctions et d’habitants qui sont très rarement à la base de la créativité d’une ville : « Les vieilles idées peuvent s’accommoder de bâtiments nouveaux. Les nouvelles idées ont besoin de bâtiments vieux ». En termes de mixité sociale et fonctionnelle on pourra toujours pallier à un manque de bâtiments neufs par des investissements, mais on ne peut pas pallier à un manque de bâtiments vétustes : seulement le temps peut les sédimentes dans une ville. Cette considération permet d’éclairer le problème des quartiers nés d’un seul coup : tous les immeubles ont le même âge, tous neufs à un moment donné, tous vétustes 20-30 ans plus tard … on ne s’étonne pas de leur manque de vitalité.

 

  1. La quatrième et dernière condition porte sur la nécessité de fortes densités urbaines. La forte densité urbaine a été traditionnellement combattue dans la littérature urbanistique anglo-saxonne, souvent confondue avec la question du surpeuplement des logements. J. Jacobs ne donne pas de valeur normative de densité minimale à atteindre pour tout quartier urbain. Il faudra juger par le résultat, l’objectif étant d’obtenir la densité nécessaire pour assurer la diversité fonctionnelle, les économies d’échelle des équipements publics, une forte utilisation des espaces publics, etc.

L’expérience des grandes villes américaines montre que 100-200 logements par acre de parcellaire (correspondant à 250-500 logements par ha de parcellaire) est souvent une bonne valeur, mais il y a une certaine variabilité : dans le quartier de Rittenhause Square à Philadelphie 100 lgm/acre suffisent, mais à Brooklyn Heights à New York, 100 lgm/acre ne sont pas suffisants, le très vivant quartier du North End à Boston a une densité de 275 lgm/ha, ce qui est particulièrement élevé dans un contexte nord-américain.

Pour éviter la monotonie, la standardisation architecturale et finalement le manque d’humanité de la ville verticale (la Cité Radieuse de Le Corbusier), les fortes densités urbaines doivent être atteintes par une forte emprise au sol du bâti. Dans la Cité Radieuse, les bâtiments occupent ainsi moins de 10% du parcellaire. Dans les quartiers les plus vivants des grandes villes nord-américaines, on observe un taux de couverture qui varient entre ½ et ⅔ du parcellaire.

 

Le cycle de création et de destruction de la vitalité d’un quartier

En élargissant encore l’échelle de l’analyse, Jacobs observe comme à tout moment une grande ville se compose de quatre grandes catégories de quartiers :

 

  • Les pôles de vitalité où l’interaction humaine est intense et on observe une forte mixité fonctionnelle et sociale aux échelles les plus fines, ces quartiers ont également un tissu dense et bien établi de relations sociales ;

  • Les pôles d’atonie et de décomposition sociale, quartiers monofonctionnels incapables d’assurer liberté et/ou sécurité et/ou opportunités, et devenus par conséquent extrêmement pauvres en urbanité, avec l’absence d’un véritable tissu de relations sociales… on a tendance à dire que le problèmes de ces zones dérivent du fait d’attirer et de piéger les populations urbaines les plus démunies et défavorisées (d’où la forte présence de problèmes sociaux spatialement concentrés qui repoussent les classes moyennes), mais c’est plutôt l’inverse : comme elles ont des problèmes majeurs dans le fonctionnement urbain, ceux qui ont la liberté du choix résidentiels l’évitent (classes moyennes et supérieures) et ceux qui ne peuvent pas choisir s’y trouvent par défaut.

  • Quartiers d’auto-régénération urbaine, à vitalité croissante, en train de régénérer un tissu de relations sociales et, par là, une certaine mixité sociale et fonctionnelle

  • Quartiers en déclin urbain, en train de perdre la mixité fonctionnelle et la vitalité qui les caractérisaient ; on y constate un appauvrissement du tissu de relations sociales.

 

L’existence de ces deux derniers types montre qu’il y a une certaine dynamique dans la localisation des zones qui réussissent et des zones qui ratent leurs objectifs d’urbanité et de vivacité humaine et économique. Jacobs souligne surtout l’existence d’un processus d’autodestruction de la diversité, et par là de la vitalité, des quartiers. La rareté de quartiers vivants dans les grandes villes modernes expose les peu d’espaces à forte urbanité à la rançon de leur succès : ils sont de plus en plus convoités par les activités et les habitants à fort pouvoir d’achat, ce qui les amène vers la spécialisation fonctionnelle et/ou sociale (gentrification). La perte de diversité et de vitalité peut, à terme, condamner ces quartiers à un déclin plus ou moins rapide. En même temps, s’il n’y a pas d’handicaps majeurs sur une des quatre conditions, les quartiers en manque de vitalité ont une certaine capacité d’auto-régénération. Le résultat est un cycle, cycle plus rapide et complet dans les villes nord-américaines que dans les villes européennes.

   

Figure 4.6 :

Le cycle de création et de destruction de la vitalité urbaine.