La Place des Yuccas
1. Les séquences visuelles
Aucune véritable rue du quartier des Moulins ne converge sur la place des Yuccas. Des chemins piétons permettent néanmoins de définir des séquences visuelles d’approche à la place. Dans ce qui suit, nous allons analyser deux séquences d’approche particulièrement significatives (Figure 5.45).
Figure 5.45 : Deux séquences visuelles d’approche à la Place des Yuccas |
La première séquence visuelle est celle définie par un parcours est-ouest depuis la rue des Mahonias. Au départ (cliché 1), la place n’est aucunement perceptible derrière le grand immeuble à barre en bout de perspective, ce qui ne permet de développer aucune invitation à la découverte à l’intention de l’observateur. C’est seulement à l’approche de l’immeuble, qu’un espace ouvert s’entrevoit au bout du passage piéton qui sépare ce dernier d’un bâtiment plus bas (celui de l’école maternelle du quartier, cliché 2). À partir de ce moment, la place commence à se dévoiler et l’arrivée latérale sur l’espace public (cliché 3) amène le piéton à se tourner à gauche pour embrasser visuellement l’ensemble de la place dans son développement en longueur (clichés 4 et 5). La longue perspective de la place a pour fond deux immeubles tours qui sont situés au-delà du parvis délimitant la place au sud.
La seconde séquence visuelle est celle définie par un parcours sud-nord enjambant le parvis au sud de la place. Au début de ce parcours, la place des Yuccas n’est pas visible. Une longue perspective fait percevoir une dalle surélevée parmi les immeubles du quartier (cliché 1). En s’y rapprochant, le regard est canalisé par une rampe d’accès à cette dalle (cliché 2), nous invitant à la parcourir sans savoir à quelle destination elle nous amènera. On parvient ainsi sur le parvis surélevé au sud de la place des Yuccas, depuis lequel la place se montre dans son entièreté avec un certain effet de surprise (cliché 3). Le parvis constitue un point de vue privilégié pour regarder la place des Yuccas : une vue légèrement plongeante permet de bien percevoir l’énorme surface minérale de la place, le grand immeuble barre délimitant la place à l’est et la façade raide d’un des immeubles camemberts semblant délimiter l’étendue de la place en longueur. Vue en longueur, la barre ne semble pas écraser la perception de la place. Successivement, une nouvelle rampe (cette fois ci descendant sur la place) canalise le regard (cliché 4). Mais la situation perceptive est complètement différente de celle du cliché 2 : maintenant le piéton perçoit clairement l’espace de la place vers lequel il se dirige, et la silhouette des immeubles prend de plus en plus d’importance au fur et à mesure que le point de vue s’abaisse. On parvient finalement sur la place des Yuccas (cliché 5), qui est perçue depuis le sol : la perspective est longue, mais très asymétrique, écrasée par la barre délimitant la place à droite ; les repères des immeubles bordant la place au nord prennent également de l’importance.
2. L’application de la grille d’analyse de K. Lynch
La perception du paysage de la place des Yuccas est caractérisée par un grand nombre de points de repères (dont on discutera plus tard la relative faiblesse), par des limites qui ne sont pas complets et par la presque totale absence de voies convergeant sur la place. Il en résulte une image de place à la lecture difficile, qui amoindrit d’autant son imagibilité.
Le principal handicap dans l’imagibilité de la place est néanmoins son incapacité à concentrer les flux, les activités et les ambiances, concentration susceptible d’en faire une véritable centralité pour le quartier. La place est ainsi un élément surfacique identifiable au sein de la cité des Moulins (le quartier qui l’entoure), mais ne peut pas être qualifiée de place-noyau.
En ce qui concerne les limites, le front bâti constitué par l’énorme immeuble barre, à l’est, et par le parvis surélevé, au sud, définit très clairement l’étendue de la place dans ces deux directions. Les limites sont beaucoup plus floues au nord et surtout à l’ouest. Dans cette direction, l’alignement du marché couvert et des étals désaffectés semble constituer un semblant de limite très partiel, car elle se dissolve vite dans un espace végétalisé absorbant des nombreux décrochements d’immeubles et se confondant avec la continuité de la place. Comme c’était déjà le cas pour la place des Mosaïques, des limites plus éloignés sont également perceptibles, même si pas toujours visuellement. Il s’agit des grands axes routiers (route de Grenoble, traverse de la Digue des Français) délimitant la cité à l’ouest et au sud. Ces axes constituent des limites nettes à la fois visuelles et fonctionnelles, isolant le quartier des Moulins du reste de l’espace urbain de l’ouest niçois (aucune rue du quartier ne se prolonge ainsi de l’autre côté de ces axes).
Les nombreux immeubles autour de la place constituent en revanche des points de repère pratiques permettant à l’observateur de se situer et de s’orienter. C’est le cas d’abord de la grande barre à l’est, perceptible depuis toute la vaste étendue de la place ainsi que depuis le parvis surélevé et l’espace vert à l’ouest. Elle oriente la place mais, en même temps, la banalité de son architecture fait que l’observateur ait tendance à lui tourner le dos ou au moins à la percevoir comme limite latérale d’une perspective de la place en longueur. Le point de repère de la barre, fonctionnellement pratique, montre ainsi tous ses limites esthétiques. D’autres points de repère compètent le paysage de la place : les deux immeubles tours ainsi que le parvis surélevé, perceptibles au sud, la façade raide par laquelle se termine un des immeubles camemberts, au nord, le marché couvert, au nord-ouest. Le problème de ces points de repères est qu’ils peuvent jouer un rôle uniquement en termes d’orientation au sein de la place, et jamais à l’échelle du quartier. Leur reproduction à l’identique ou presque banalise leur perception au sein du quartier : ils existent quatre autres immeubles camemberts identiques à celui limitant la place au nord, et quatre autres plus grands mais stylistiquement très semblables ; ils existent également une quinzaines de tours d’auteur et de styles semblables dans le quartier, regroupés par groupes de deux, trois ou quatre. En ce qui concerne le marché couvert, entouré par des immeubles plus hauts et ne bénéficiant d’aucun axe viaire le mettant en bout de perspective, il est invisible depuis le reste du quartier.
Finalement, si la place des Yuccas n’est pas perceptible en termes de place-noyau, elle n’est pas non plus une place nœud. Aucune rue ne converge sur la place et seul un nœud secondaire faisant converger trois cheminements internes au quartier peut être mis en évidence à l’extrémité nord de la place. Il est ainsi possible pour le piéton de se déplacer dans le quartier des Moulins sans jamais percevoir l’existence de la place et sans être non plus amené à la traverser par les contraintes des chemins empruntés. Le schéma de composition du paysage urbain de la place des Yuccas est résumé dans la figure 5.46.
Figure 5.46 : Schéma de composition du paysage urbain de la place des Yuccas |
3. La perception des usagers
Comme pour les autres places analysées, un questionnaire usagers a été utilisé pour interviewer les personnes rencontrées sur la place des Yuccas (pour la présentation de l’échantillon, voir l’analyse des fonctions, des usages et des appropriations de la place des Yuccas). Les réponses à ce questionnaire, en ce qui concerne la perception de la place, ont été très contrastées. Quatre éléments émergent comme étant la principale caractéristique de la place, presque à égalité parmi les réponses données : les bâtiments et l’aménagement, les activités (plusieurs personnes ont en revanche souligné l’absence d’activités), les gens qui la fréquentent mais également, et cela est à souligner, la réponse « rien de particulier ».
C’est en analysant les réponses à la caractérisation de la place en termes de binômes que des appréciations négatives émergent : rares sont les personnes qui désignent la place de belle, vivante ou originale, plus des trois quarts des personnes ayant répondu à cette question préférant les termes de laide, morte et banale. Tous sont en revanche d’accord sur le fait qu’il s’agit d’une place moderne et aménagée (quelqu’un pointant néanmoins à l’aspect naturel, presque sauvage, des espaces verts entre la place et les immeubles à l’ouest) et sur le fait qu’elle ne soit pas importante pour la ville de Nice. Tous n’est pas négatif dans la perception des usagers : la majorité des personnes interviewées trouve la place accessible et relativement sure, prenant en contrepied quelques appréciations un peu rapides venant de l’extérieur (il faut néanmoins considérer que la presque totalité des personnes interviewées sont des riverains de la place connaissant les lieux et n’y ayant pas de problème particulier d’accès).
Pour aller plus loin dans l’analyse de la perception de la place, nous avons demandé à une femme de 50 ans, riveraine de la place, de nous la dessiner après l’avoir quittée. La carte mentale ainsi produite (Figure 5.47) nous permet de saisir la représentation spatiale de la place perçue.
La carte est orientée au sud. La composition de la place y est grandement simplifiée (elle devient parfaitement rectangulaire) et raccourcie dans sa longueur. Des transformations importantes sont également faites à la composition de la place : elle semble être dominée plus par un escalier monumental montant au parvis surelevé (escalier qui est en réalité beaucoup plus étroit) que par l’immeuble barre a gauche, qui est à peine localisé au bord de la place. L’espace boisé au fond de la place est reconnu et apprécié en tant que jardin. Les deux grands ronds rouges sur la surface de la place correspondent probablement à deux grandes flaques d’eau qui se produisent sur la place à chaque événement pluvieux. Il s’agit d’éléments perçus par plusieurs usagers, gênés visuellement et fonctionnellement dans leur utilisation quotidienne de l’espace.
Le fonctionnement de l’espace est bien représenté dans cette carte mentale par la localisation des immeubles d’habitation (la fonction prime sur leur composition, étant donné qu’aucune différenciation n’est faite entre la barre rectangulaire et les tours à gauche et les camemberts à droite) et des différentes activités commerciales sur le pourtour de la place : la laverie et la pharmacie au rez-de-chaussée de la barre, les commerces du marché couvert au pied des camemberts. La représentation des activités présentes sur le bord de la place est en réalité sélective et est évidemment fonction des fréquentations de la personne interviewées : sont ainsi absents à la fois le vidéo club, le boxing club, la maison des projets et l’école maternelle.
Globalement, nous avons à faire à une carte mentale organisant de façon très pragmatique dans l’espace les équipements et les fonctions utilisées au quotidien par une riveraine de la place. Par les éléments présents et absents sur cette carte, nous pouvons revenir aux caractéristiques principales de cette place de quartier, organisant les services à la population riveraine, mais manquant de tout élément symbolique susceptible de donner un sens non directement pratique à la place et permettant de faire émerger des éléments de forme et de style dans son imaginaire collectif.
Figure 5.47 : Carte mentale de la place des Yuccas (produite par une femme de 50 ans) |
Comme pour toutes les autres places analysées, les perceptions de la place des Yuccas sont la résultante d’interactions complexes entre les éléments de sa composition, les relations avec son contexte urbain, les ambiances produites par ses fonctionnements et les pratiques et les appropriations de ses usagers. Nous essayerons de donner une vision d’ensemble de ces interactions dans le cadre du prochain module d’analyse.
4. Image urbanistique, image anthropologique, image de marketing
Le dernier exercice effectué sur la perception de la place des Yuccas a été celui de répondre par l’outil de la représentation photographique à trois commandes différentes : une description urbanistique de la place se voulant objective et détachée, une description anthropologique de la place en tant qu’espace de vie et une image finalisée au marketing territorial de la place. Parmi les différentes représentations proposées par les étudiants de la promotion 2010-2011 du Master IMST de l’Université de Nice, nous avons retenus les images suivantes.
Figure 5.48 : La vision de l’urbaniste - L’urbanisme de dalle aujourd’hui |
Pour une fois, l’image de description urbanistique ne prend pas un point de vue haut pour avoir une vue d’ensemble de l’espace public et de son fonctionnement. En se focalisant sur les dysfonctionnements les plus criants, l’image résume en soi un diagnostic relativement négatif de la place et des critères fonctionnalistes de l’urbanisme des trente glorieuses qui ont régi sa conception. L’image met ainsi en exergue le manque d’animation et de fréquentation (en dépit des fonctions commerciales qu’y étaient prévues) et la dégradation du mobilier urbain (les jardinières sont actuellement utilisées seulement pour éviter le stationnement sur l’espace public, les étals du marché sont à l’abandon). L’urbaniste peut également percevoir l’étendue de la place et la présence de fortes concentrations résidentielles sur ses abords, constituant le principal potentiel pour sa relance future.
Figure 5.49 : La vision de l’anthropologue – La jeunesse se réapproprie l’espace |
Ce regard anthropologique sur la place montre comment la vie de quartier reprend ses droits dès qu’une possibilité lui est donnée dans la forme d’un espace public libre d’accès. Déserté par les activités et les fréquentations commerciales, la place des Yuccas est alors appropriée par des adolescents jouant au football et par une jeune maman se promenant avec une gamine et une poussette. La pratique du football de la part des enfants et des adolescents se fait en effet par default dans les espaces les moins fréquentés (pour éviter les conflits d’usage avec les autres activités) et se traduit par une appropriation très particulière de l’espace : délimitation du terrain de jeu, création des buts (par détournement d’une devanture de commerce désaffectée ou en posant des cartables en tant que poteaux, etc.). La jeune femme avec poussette ne semble pas être gênée par cette appropriation de la place. Dans le fond de l’image, on perçoit la structure d’information sur le réaménagement futur du quartier installée par les autorités publiques. Mais les jeunes usagers de la place semblent ignorer la présence d’une structure qui reste au demeurant fermée (le cliché à été pris un samedi à 13 heures).
Figure 5.50 : Le marketing – Quiétude et verdure, un environnement résidentiel idéal |
Dépourvue d’attractivité touristique, le marketing de la place de Yuccas ne peut viser que deux catégories d’acteurs : les entrepreneurs souhaitant installer une activité commerciale sur ses abords ou les ménages recherchant un logement. Faisant l’impasse des rigidités liées à la gestion du parc de logements sociaux du quartier, cette image fait le choix de mettre en exergue les qualités résidentielles du quartier pour attirer des nouveaux résidents. Un père de famille rentre à son domicile avec des courses, des enfants jouent sur la place et sur le fond on observe des éléments végétaux (arbres, pelouse) et des services (la pharmacie). L’espace public y apparait moins comme un espace d’animation et plus comme un espace de quiétude et de repos. L’image est bien évidemment au moins partiellement mensongère. Elle ne montre pas l’imposant front bâti de la barre qui borde la place, forme architecturale particulièrement répulsive dans l’imaginaire résidentiel actuel, ni les nombreuses friches commerciales autour de la place (mêmes les étals de marché au fond de l’image sont à l’abandon) ou la dégradation du mobilier urbain.