La perception de l’espace urbain : principes et fonctionnements

 

Le processus perceptif est l’ensemble des moyens et des facteurs qui permettent à chaque individu d’élaborer des images et des représentations mentales de l’espace. On met donc ici l’accent sur trois points importants. D’une part, la perception de l’espace n’est pas la réalité géographique, tangible, mais elle est nécessaire à son appréhension : c’est un acte cognitif, permettant d’accéder à la connaissance et à la compréhension voire à l’exploitation du monde. D’autre part, la perception s’appuie sur ce qui nous parait réel, notre extérieur, notre environnement, pour en forger une interprétation et en concevoir une image perçue. Enfin, la perception de l’espace est un processus bien connu et établi de filtrages successifs du réel, qui a été formalisé par A. Bailly dans son ouvrage fondateur « La perception de l’espace urbain » (1977) et qui conduit progressivement à passer d’une réalité objective à une perception diverse et subjective

A. Bailly a dressé un schéma pour mieux expliquer le processus de perception (figure 5.1). Dans ce schéma, on voit clairement les liens entre l’espace réel, objectif et physique, et ses significations symboliques, construites à partir de lui : il y a donc bien une interaction entre la réalité et la perception. Le schéma simplifié montre que, en partant de ce qui est réel, l’individu se construit une image mentale de la réalité, des paysages et des territoires vécus, grâce à ses connaissances, son éducation, ses valeurs, son identité, ses mémoires, ses jugements esthétiques, son appartenance sociale, ses facultés de re-mémorisation, de re-connaissance, d’interprétation et d’évaluation, et ses différents sens. Ces impressions sont construites à partir de différents filtres : culturels, sociaux, économiques et psychologiques. Tout ceci fonde un modèle simplifié de la réalité, qui constitue la représentation ou la perception de la réalité spatiale. Les représentations diffèrent d’un individu à l’autre, puisque l’environnement, le bagage intellectuel, l’humeur du moment, le sexe, l’âge… sont autant de paramètres qui conditionnent la perception que peut avoir un individu de son espace. Ce schéma est important pour la compréhension de la ville. Comme le précisent Moles et Rohmer (1972), « l’espace n’existe qu’à travers les perceptions que l’individu peut en avoir, qui conditionnent nécessairement toutes ses réactions ultérieures… ». En effet, les images mentales produisent des sensations qui construisent un puissant lien entre l’individu et son milieu, ce qui favorise la fréquentation et l’appropriation de l’espace voire même son identification.

   

Figure 5.1 :

Le schéma de perception de l’espace selon A. Bailly

 

Ces quelques principes de la perception de l’espace peuvent être appliqués au cas de l’espace urbain. Le paysage d’une ville se manifeste sous plusieurs aspects : sa réalité physique (tissu urbain, cadre bâti, espaces publics…) et sa dimension immatérielle (les différents comportements et pratiques de la population, son mode de vie…). Leur prise en compte simultanée est une condition préalable à toute étude ou analyse : les représentations urbaines sont donc aussi importantes que l’espace physique.

 

Ainsi, soumise aux sens de l’individu (vue, ouïe, toucher, odeur), la perception urbaine se construit aussi en relation avec l’identité de l’individu : ses expériences, son histoire, ses compétences, sa mémoire, c’est-à-dire son identité personnelle ; ses connaissances, sa culture, son savoir, ses coutumes qui concernent son identité sociale et culturelle dans la ville. Par ces éléments, des représentations, des images, des symboles particuliers se définissent et permettent d’identifier, d’interpréter, d’évaluer, et surtout de s’approprier et de pratiquer la réalité citadine.

 

Dans les études urbaines, la prise en compte de ces éléments subjectifs s’est orientée vers deux directions. D’une part, avec un regard sociologique, anthropologique et surtout de psychologie sociale, on s’intéresse souvent aux représentations spatiales des individus et des groupes, aux liens de cause à effet entre les logiques spatiales perçues et vécues (à travers les expériences sociales et spatiales) et les actions humaines (pratique, attachement, appropriation), en se centrant sur les aspects de territorialité (comportement spatial d’attachement et de défense d’un territoire, défini en large partie par les représentations spatiales) ou sur l’évaluation de la distance perçue. L’analyse des mécanismes à la base de la production des carte mentales (voir essentiel méthodologique), c’est-à-dire des représentations subjectives que les individus et les groupes dessinent pour un espace donné, rentre dans cette direction de recherche. Les cartes mentales montrent comment la perception des usagers filtre et déforme l’espace physique de la ville. Dans ses recherches sur la perception de la ville de Strasbourg, C. Cauvin (1984) observe ainsi le caractère non-euclidien de la représentation subjective de l’espace urbain. Des distorsions des configurations et des distances de la ville y apparaissent. Celles-ci sont fonction de la fréquence des déplacements des sujets dans les différents lieux de la ville, et donc des expériences individuelles. Ces recherches sur la déformation des espaces perçus ont également des implications en termes de fonctionnement des espaces urbains. La façon dont l’espace est perçu est ainsi un élément clé de la prise de décision individuelle en matière de fréquentation, de migration résidentielle ou de déplacement.

 

Dans une autre direction de recherche et suite au travail fondateur de K. Lynch (1960), géographes et urbanistes se sont intéressés aux éléments tangibles de la ville physique susceptibles de structurer les représentations mentales de ses usagers. La question de la lisibilité des lieux joue un rôle fondamental dans ces recherches. Comprendre l’apport des différents éléments structurant la perception est essentiel pour guider l’aménagement de la ville physique dans le but d’atteindre une forme plus agréable, lisible et chargée de significations symboliques. Tout en soulignant que la perception des éléments du paysage urbain est une fonction de l’appartenance socio-culturelle des individus et de l’usage que ces derniers font de l’espace, Lynch (voir approfondissement théorique) identifie cinq typologies d’éléments structurants la perception de l’espace urbain : les points de repères, les voies, les limites, les quartiers et les nœuds. Des entretiens effectués auprès des usagers de la ville permettent de faire émerger les éléments qui structurent la perception du plus grand nombre. Lynch crée également le nouveau concept d’imagibilité d’un espace urbain, correspondant à sa capacité à marquer la perception de ses usagers, notamment par la combinaison non banale des cinq différents types d’éléments. L’imagibilité est essentielle pour la lisibilité de l’espace urbain, et donc pour la capacité de ceux qui l’explorent pour la première fois de s’y repérer, mais également pour la création d’une symbolique urbaine, essentielle à l’appropriation affective de l’espace par ses usagers habituels.

 

Les analyses proposées par Lynch restent à un niveau essentiellement qualitatif. Les recherches plus récentes sur la syntaxe spatiale (Hilier et Hanson 1984, Hilier 2012, Mavridou 2012) proposent précisément d’analyser de façon quantitative l’impact des structures physiques des tissus urbains (notamment en termes d’axes visuels délimités par le bâti sur le réseau viaire) sur la lisibilité des espaces urbains, sur leur fréquentation et sur leur fonctionnement (notamment commercial). Les réseaux d’axes visuels sont ainsi analysés par différents algorithmes informatiques, susceptibles de révéler le rôle de chaque axe visuel à différentes échelles d’analyse. Le cas des places publiques et leur rôle dans la structuration des configurations d’axes visuels au sein du tissu urbain a été plus particulièrement étudié par V. Cutini (2003). L’approche de la syntaxe spatiale a nourri depuis plusieurs années la conception d’espaces publics et de bâtiments. Reste en revanche à faire un lien avec les approches de la psychologie sociale sur la perception différenciée de l’espace de la part des individus et des groupes, lien qui n’était pas absent dans les travaux de K. Lynch.