Essentiel méthodologique : La séquence visuelle, outil d’analyse de l’espace urbain.

La séquence visuelle est une approche d’analyse de la perception visuelle des espaces urbains, axée sur la reconstruction, par le dessin, la photographie ou la vidéo, de la succession d’images qui se dévoilent à l’observateur qui se déplace dans la ville. L’approche est directement empruntée des techniques du cinéma mais peut également puiser dans la théorisation de la vision de l’espace en peinture comme en architecture, depuis la Renaissance et, en passant par les âges baroque et romantique, jusqu’aux réflexions sur la perception des espaces urbains proposées par C. Sitte (1889).

Le premier auteur à avoir clairement codifié l’analyse des séquences visuelles est l’architecte anglais Gordon Cullen. Dans son ouvrage fondateur, Townscape (1961), Cullen propose le terme de vision sérielle (serial vision) pour la représentation, par le biais de croquis, de la succession d’images perceptibles par le piéton en déplacement dans l’espace public d’une ville. Par cette technique, Cullen souhaite renouveler l’approche des analyses morphologiques des villes, jusqu’à là basées essentiellement sur l’analyse bidimensionnelle des plans. Cullen souligne comment le moindre écart dans l’alignement ou bien une petite projection ou recul en plan ont des répercussions énormes dans la troisième dimension. En même temps, et contrairement aux représentations classique des architectures en perspective, la vision du piéton évolue au gré de son exploration de l’espace urbain. Dans cette exploration, les paysages perçus parlent à l’observateur avec un langage particulier, perceptif et symbolique, fait d’ouvertures et de fermetures du champ visuel, d’exposition ou de dévoilement partiel au regard des éléments architecturaux, d’invitations à l’exploration ou de répulsion, etc. Fortement inspiré par la perception des paysages traditionnels des petites villes anglaises, Cullen mélange dans son ouvrage des exemples pratiques avec une lecture plus théorique et conceptuelle, quoique toujours qualitative, des cas de figure concrets. Souvent sa lecture devient poétique, donnant une signification symbolique aux différents éléments de la perception.

Les architectes français Ph. Panerai, J.-C. Depaule et M. Demorgon (1999), opérationnalisent l’approche des séquences visuelles proposé par Cullen. Ils soulignent également, conformément aux analyses de K. Lynch, comment l’utilisation accrue de la voiture change la façon de percevoir le paysage urbain. Les séquences visuelles du piéton, caractérisées par une certaine hauteur de vue et une certaine lenteur de déplacement, doivent alors être étudiées en même temps que les successions d’images qui s’offrent à l’automobiliste, en rapide succession, lors de ses déplacements.

Ces auteurs apportent également davantage de précision à la définition des concepts de l’analyse des successions visuelles. Pour un observateur progressant selon une direction déterminée, un parcours ou un trajet que l'on aura décidé d'étudier, peut se découper en un certain nombre de séquences, chacune constituée par une succession de « plans » dans lequel le champ visuel est déterminé d'une façon constante ou subit des modifications minimes. Ce « plan » est susceptible d'être caractérisé objectivement, tout comme le passage d'un plan à l'autre. La méthode de Panerai, Depaule et Demorgon permet d’introduire un véritable langage basé sur les notions de plan et de séquence.

 

Pinon (1991) fournit une bonne synthèse de l’approche de la séquence visuelle dans l’analyse des espaces publics. Il relie la méthodologie de la séquence visuelle à la tradition plus générale de l’analyse pittoresque, puisant ses racines dans les travaux des architectes anglais et allemands depuis le XIXème siècle. Pour Pinon, la démarche du townscape, ou lecture pittoresque, vise à mettre en correspondances des formes caractéristiques relevables sur plan avec la perception qui peut en avoir le piéton qui explore l’espace urbain : une rue qui tourne peut ainsi être mise en relation avec une découverte progressive des architectures qui sont au bout du chemin.

Définir les plans

Il s'agit d'isoler dans une séquence des « tableaux » qui sont des dispositions schématiques et codifiées du paysage. Chaque plan permet d’exprimer une configuration particulière pour le paysage urbain perçu : symétrie/dissymétrie, ouverture/fermeture du champ visuel, concavité/convexité des formes dominantes, etc. (voire images ci-dessous). Ces définitions générales peuvent se combiner avec d’autres facteurs constitutifs du plan, tels que les parois latérales et le rôle du parcours dans l’acheminement vers le point de fuite, comme résumé dans le tableau suivant.

 

   

Figurine 5.4 :

Configurations possibles d’un plan : symétrie et dissymétrie

 

 

   

Figurine 5.5 :

Configurations possibles d’un plan : ouverture et fermeture du champ visuel

 

 

   

Figure 5.6 :

Configurations possibles d’un plan : concavité ou convexité des formes dominantes

 

 

Passage d'un plan à l'autre

Le passage d'un plan à l'autre peut se faire de manière continue et progressive, avec la superposition de deux plans dans une partie du parcours. Il peut, au contraire, être une succession de ruptures entraînant une modification du champ visuel au cours du déplacement. On peut considérer comme pittoresque l'accumulation de plans différents avec des ruptures assez fortes sur une distance assez courte. En revanche, pour produire une séquence avec des effets monumentaux, on procède à une succession de plans assez lente (avec, par ailleurs, des caractéristiques de symétrie, d'axialité propre à certaines époques).

Définition d'une séquence

Plusieurs plans enchainés et portant sur les mêmes éléments du paysage urbain, constituent une séquence. Pour changer de séquence, une rupture est nécessaire, liée à un changement des éléments perçus ou de la façon de les percevoir (profondeur de la vision, direction du regard, etc.). Inspirée du cinéma, la séquence visuelle correspondrait alors au plan séquence de l’action filmique. Pour construire une séquence à partir de plusieurs plans, on peut :

  • regrouper une suite de plans liés au même objet : les repères et les monuments jouent alors un rôle primordiale et la séquence se définit à partir d'eux (séquence d'approche, séquence d'accès). Il en est de même s'ils sont éloignés.

  • Regrouper les plans en fonction de leur parenté dans les caractéristiques de composition visuelle et introduire des coupures au moment où l'on passe d'une famille de plan à une autre. La présence d'indices ou d'un repère mineur favorise parfois la détermination de la coupure.

Parfois la succession des plans s'accélère ou se ralentit au sein d’une séquence et contribue à la mise en valeur des espaces ou des éléments situé en fin de séquence. Quand il y a des modifications du champ visuel (souvent en rapport avec la topographie du parcours qui influence également le rythme de progression), il se produit un « suspens », une mise en scène de plusieurs sens. C'est le cas, par exemple, de l'approche à certaines églises de pèlerinage, et notamment à celle de Lourdes. Au contraire, la progression peut se faire dans le « monumental», l'issue de la séquence étant connue de loin et mise en scène dans une lente progression ou les modifications du champ visuel amplifient les effets monumentaux (c’est le cas des avenues conduisant au château de Versailles ou de la Via della Conciliazione menant à Saint-Pierre de Rome).

Comme dans un film, les séquences picturales de l’espace urbain transportent l’observateur dans la scène. Toutefois, des critiques ont été formulées sur cette méthode, notamment sur le caractère prétendu objectif de la perception visuelle de la séquence et sur sa capacité à devenir un véritable outil d’aide à la décision pour la composition urbaine. Effectivement, plus que fournir des préconisations d’aménagement, l’analyse des plans et des séquences visuelles permet d’aiguiser la réflexion sur la perception des espaces urbains. Dans une démarche de projet, grâce aux simulations numériques, elle permet de présenter les intentions des concepteurs par une reproduction relativement réaliste (quoique toujours abstraite et conventionnelle) de la perception visuelle des aménagements préconisés.

   

Figure 5.7 :

Exemple de séquence visuelle réalisé à l’aide de la photographie